(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Cet article est la version numérique de la notice « Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche » de Christophe Charle extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).
Parmi les divers collectifs auxquels le nom de Pierre Bourdieu est associé, l’Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (ARESER) n’est sans doute pas le plus médiatique ni le plus connu, mais c’est pourtant celui qui a le plus de sens par rapport à son projet, énoncé notamment à la fin des Règles de l’art, de construire un « intellectuel collectif » au service d’un « corporatisme de l’universel » et d’utiliser les ressources analytiques des sciences sociales pour nourrir des propositions à la fois critiques et constructives sur un domaine essentiel pour l’évolution de la société contemporaine, l’enseignement supérieur et la recherche. Dans ses réussites comme dans ses limites, l’ARESER illustre aussi la difficulté à tenir ensemble tous ces objectifs en une période où les références intellectuelles de la gauche vacillent (du fait de l’enlisement du projet de transformation porté en principe par l’élection de François Mitterrand en mai 1981) et où les thèses néolibérales remettent en cause des pans entiers des fondements de l’État, dans le monde comme en France.
Bourdieu P., 2002,Interventions, 1961‑2001,
Marseille, Agone.
Dès Mai 68, Bourdieu et les chercheurs du Centre de sociologie européenne qui l’entouraient ne s’étaient pas contentés de soutenir certains objectifs de la mobilisation étudiante et enseignante contre l’université sclérosée que la technocratie gaulliste avait échoué à transformer ; ils avaient produit une série de textes d’analyse des problèmes de l’enseignement et avancé un certain nombre de propositions de réforme qui se différenciaient tant de l’humeur anti-système gauchiste que des projets technocratiques des gouvernants [Interventions : 63‑72]. En février 1984, François Mitterrand avait sollicité les professeurs du Collège de France pour réfléchir sur l’enseignement de l’avenir et c’était Bourdieu qui avait rédigé le rapport final (mars 1985), non suivi d’effets en raison du succès de la droite lors des élections législatives en mars 1986. Bourdieu avait eu une autre expérience, tout aussi peu concluante, de coopération avec le pouvoir de gauche au début du deuxième septennat de Mitterrand avec une mission de réflexion sur les programmes scolaires aboutissant au Rapport Bourdieu-Gros, Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, le 8 mars 1989. Le portefeuille de l’Éducation nationale était détenu par Lionel Jospin, alors conseillé par Claude Allègre avec lequel les rapports étaient compliqués du fait de sa vision scientifique. Les résultats pratiques du travail de proposition avaient été décevants en raison de la coalition négative de nombreux conservatismes disciplinaires et du manque de courage des dirigeants socialistes face à leur « base électorale » parmi les enseignants.
Le projet de l’ARESER s’inscrit dans ce contexte de déception par rapport à la montée des conservatismes pédagogiques et universitaires, et par rapport au manque de perspectives des politiques officielles. Ce projet d’une auto-analyse et d’une réflexivité du milieu universitaire comme préalable à toute avancée réelle se fondait aussi sur l’espoir que la phase d’expansion et de massification que connaissaient à l’époque les universités allait renouveler le corps enseignant et obliger à innover pour faire face à ces « nouveaux publics » étudiants beaucoup plus divers. Il s’agissait en même temps de résister à la balkanisation croissante des institutions (multiplication des petites universités de proximité) créées souvent pour des raisons de politique locale dans le cadre de la politique de décentralisation ; le lien entre enseignement et recherche y devenait très théorique tandis qu’on poussait de plus en plus les « nouveaux étudiants » à la professionnalisation et à l’adaptation au terrain à courte vue en s’inspirant des modèles anglo-américains des polytechnics ou des colleges en deux ans. Tout ceci ne pouvait que jouer contre le souci de Pierre Bourdieu, Christophe Charle, Christian Baudelot, Bernard Lacroix, Daniel Roche et de tous ceux qui ont cosigné le premier appel lancé le 26 mars 1992 de maintenir la fonction critique et ambitieuse de l’enseignement supérieur malgré l’expansion des effectifs. Publié dans Libération le 27 mai 1992, le manifeste « Pour repenser l’université » reçut l’adhésion de plusieurs centaines d’universitaires et de chercheurs (plutôt recrutés dans les sciences humaines et sociales) [Interventions : 293‑294]. Il aboutit à la fondation de l’Association de réflexions sur les enseignements supérieurs et la recherche le 18 juin 1992 avec Pierre Bourdieu comme président et Christophe Charle comme secrétaire.
L’Association fonda divers groupes de travail sur la situation universitaire et la recherche et organisa une première journée d’étude au Collège de France en janvier 1993. D’autres suivront dont les conclusions seront publiées dans le petit livre intitulé Quelques diagnostics et remedes urgents pour une université en péril, coordonné par Bourdieu et Charle, avec des contributions de Françoise Balibar, Patricia Buirette, Daniel Diatkine, Jacques Fijalkow, Bernard Lacroix, Erik Neveu, Daniel Roche, aidés par une vingtaine d’informateurs présents dans les universités de Paris et de province ou au Centre national de la recherche scientifique. Troisième publication des Éditions Raisons d’agir, l’ouvrage comportait sept chapitres d’analyse critique, suivis chacun de propositions de réforme institutionnelles, pédagogiques, administratives ou à dimension sociale. Sorti en novembre 1997, il avait été planifié en fonction de la date initialement prévue pour les élections législatives, normalement fixées au printemps 1998. La dissolution inopinée de l’Assemblée nationale décidée par Jacques Chirac dès avril 1997 eut pour conséquence que ce volume, au lieu d’être un élément des débats de la campagne électorale, se retrouva décalé dans la nouvelle conjoncture de cohabitation entre la gauche plurielle, fort divisée, et un président de droite resté en place. Le nouveau ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre, en conflit avec les personnels de l’enseignement secondaire pendant la plus grande partie de son mandat, ne lança pas de nouveau projet pour les universités à part la « déclaration de la Sorbonne », prélude au processus de Bologne d’harmonisation des études supérieures en Europe. Sa démission forcée au printemps 2000 donna lieu à un long article d’analyse critique de l’ARESER publié dans Le Monde le 8 avril, sous le titre « Un ministre ne fait pas le printemps » [Interventions : 367‑373]. Il concluait en reprenant les propositions d’un « véritable parlement des universités […] et des engagements pluriannuels de l’État sur des objectifs collectivement discutés […] pour rompre avec les fausses concertations rituelles des périodes d’après-crise » [Interventions : 373].
à gauche et au milieu : Colloque de l'ARESER du 6 février 2006, ENS.
à droite : Les Ravages de la "modernisation" universitaire en Europe, Paris, Syllepse, 2008 (ouvrage issu du colloque).
Tout au long de ces années, l’association est intervenue à plusieurs reprises sous forme de tribunes libres dans la presse ou d’interviews des animateurs dans les médias lors de la publication de certains rapports ou pour commenter les mesures décidées par les ministres ou gouvernements successifs. Bourdieu, sans être toujours l’auteur des textes, les cosignait et les corrigeait pour les rendre plus efficaces. Surtout, sa notoriété faisait que les grands organes de presse les acceptaient plus facilement. Parmi les débats auxquels l’ARESER et ses animateurs participèrent activement il faut citer la question des modes de recrutement (face aux dérives du localisme), celle des droits d’inscription dont l’élévation était proposée par certains think tanks à l’imitation des politiques menées dans les pays déjà acquis au néolibéralisme, la mise en place de l’harmonisation des études en Europe dans le cadre du processus de Bologne (réforme dite du LMD – Licence-Master-Doctorat), les politiques visant à la mise en concurrence et à l’évaluation des établissements et des personnels toujours dans le cadre du new public management et des conceptions néolibérales de l’État. Tous ces thèmes recoupaient des questions que Bourdieu avait abordées en partie dans La Misère du monde ou dans ses interventions multiples regroupées dans Contre-feux 1 et Contre-feux 2 ou dans Interventions. Après le décès de Bourdieu, l’association fut présidée par Roche (avec toujours Charle comme secrétaire) puis par Charle, épaulé par Charles Soulié comme secrétaire. Elle poursuit sa réflexion dans une perspective européenne et comparative en organisant plusieurs colloques internationaux et une coopération avec l’association sœur dénommée ARESER Japon.
► Pour aller plus loin, autres notices du
Dictionnaire international Bourdieu à consulter :
Centre de sociologie européenne, Champ académique,
Collège de France, Contre-feux, Décès, Enseignement,
Intellectuel collectif, Interventions, Libération, Mai 68,
Misère du monde (La), Monde (Le), Néolibéralisme,
Raisons d’agir (Éditions), Règles de l’art (Les),
Sciences humaines et sociales, Universel, Universités
Bibliographie
Textes de l’ARESER cosignés par Bourdieu :
► « Pour repenser l’université », Libération, 27 mai 1992, p. 24.
► « Un questionnaire démagogique », Le Monde, 8 juillet 1994 [repris dans Interventions : 297‑299].
► « Moins d’un jeune sur cinq », Le Monde, 27 septembre 1994 [repris dans Interventions : 299‑300].
► « Le rapport Laurent ou le libéralisme masqué », Libération, 16 février 1995, p. 6.
► « Enseignement supérieur, encore un effort ! », Le Monde, 20 avril 1995.
► « L’état de disgrâce », Infomatin, 23 novembre 1995.
► « Enseignement supérieur : une année perdue », Politique la revue, juillet-août-septembre 1996, p. 79‑82.
► « Université : la réforme en trompe l’œil », Le Monde, 1er avril 1997 [repris dans Interventions : 301‑304].
► « (SOS) Quel avenir pour les universités ? », Le Monde de l’éducation, octobre 1997, p. 46‑47.
► ARESER, Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, Liber-Raisons d’agir, 1997.
► « Un ministre ne fait pas le printemps », Le Monde, 8 avril 2000 [repris dans Interventions : 367‑373].
Bourdieu P., 1989, Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, 8 mars.
Bourdieu P., 1998, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l'invasion Néo-libérale, Paris, Raisons d'agir.
Bourdieu P., 2001, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d'agir.
Bourdieu P., 2002, Interventions, 1961‑2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone.