« Si l’on appelle humanisme une philosophie de l’homme intérieur qui ne trouve aucune difficulté de principe dans ses rapports avec les autres, aucune opacité dans le fonctionnement social, et remplace la culture politique par l’exhortation morale, Machiavel n’est pas humaniste. Mais si l’on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l’homme avec l’homme et la constitution entre eux d’une situation et d’une histoire qui leur soient communes, alors il faut dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux ».
(Merleau-Ponty, Note sur Machiavel).
Introduction
Nous voulons analyser quelques aspects de la contribution de Claude Lefort à la reprise de la tradition républicaine dans la seconde moitié du XXe siècle1. Il est vrai que Lefort lui-même, intéressé avant tout à découvrir les mécanismes et la nature de la domination totalitaire, ainsi qu’à explorer les limites et les impasses de la démocratie moderne, ne semble pas avoir ressenti le besoin de placer ses recherches sous l’égide du républicanisme. À notre connaissance, il n’est qu’un seul texte, intitulé « Foyers du Républicanisme » – chapitre du livre Écrire. À l’épreuve du politique –, où il s’attache à esquisser une histoire de la pensée républicaine moderne2. C’est un texte remarquable où il analyse les différentes matrices modernes du républicanisme et la façon dont elles gravitent toutes autour de l’idée de liberté politique. L’un de ses plus grands mérites est de renforcer la thèse, qu’il avait déjà développée dans ses précédents travaux, à savoir que le républicanisme florentin est au cœur de ces différents courants républicains3. Rappelons que la lecture de Machiavel et ses réflexions sur le républicanisme florentin comptent beaucoup pour l’enquête sur le sens du politique qu’il a menée tout au long de sa carrière philosophique. D’un autre côté – ce qui nous intéresse plus – les travaux de Lefort ont donné à la réception de la pensée de la Renaissance un sens nouveau et sont à l’origine d'une reformulation de la pensée républicaine, en mettant au centre de la compréhension de l’expérience politique la question de la division originelle du social. En ce sens, il ne semble pas exagéré de dire que Lefort est à l’origine d’un nouveau courant du républicanisme contemporain4 que l’on pourrait qualifier de « conflictuel », à défaut d’un meilleur terme. Ce « républicanisme conflictuel » comprend que la dynamique de la vie politique se trouve liée aux conflits qui divisent l’ensemble du corps social, lui donnant à la fois sa vitalité et la menaçant de dissolution.
Dans le sillage de Machiavel, Lefort identifie dans ce noyau conflictuel la cause de la liberté, mais aussi la source de la corruption. Cela signifie que la république est sans cesse travaillée par les tensions qui résultent de l’affrontement entre les forces politiques qui la structurent, sans pouvoir caresser l’espoir d’une issue harmonieuse, sans pouvoir exorciser le fantôme de la domination. Mais ces tensions sont pour Lefort la condition même de la liberté. Jamais définitivement acquise, la liberté ne coïncide pas avec la bonne organisation de la société, mais dépend de la permanence de « troubles ». Si elle a une dimension juridique, la liberté ne résulte pas de l’établissement de l’État de droit ; elle émerge plutôt dans l’expérience politique de la lutte contre la domination. Comme le dirait Machiavel, elle ne devient réelle que dans l’espace ouvert par le désir de ne pas être dominé.
De notre point de vue, une nouvelle approche du républicanisme est possible à partir de là, différente de celle proposée par des auteurs comme Skinner, Pocock, Viroli ou Pettit5. Ceux-ci aussi, on le sait, ont cherché chez Machiavel et dans la Renaissance italienne les sources de leurs théories républicaines. Tous soulignent à différents degrés l’importance du « moment machiavélien » pour l’histoire de la pensée politique moderne et pour la reprise d’une conception républicaine de la liberté6. Cependant, aucun d’eux ne confère au thème du conflit la centralité que l’on retrouve chez Lefort, ce qui les empêche, croyons-nous, d’appréhender la liberté en termes radicalement politiques. En liant la liberté au conflit politique originel, Lefort déplace la discussion à propos de sa nature sur le terrain exclusivement politique. Ce n’est pas ce que font Pettit et Skinner, par exemple. Derrière leur conception de la liberté comme non-domination, il y a une conception juridique et morale de l’individu, une conception qui permet de s’interroger sur sa capacité à fonder une pensée politique réellement alternative face à la tradition libérale dont Pettit et Skinner veulent se démarquer. Pocock, à son tour, du moins dans Le Moment machiavélien, inscrit la conception républicaine de la liberté dans la tradition aristotélicienne, qui a en son centre l’idée d’autoréalisation (de l’excellence) humaine7. Or, lorsqu’on suppose que l’institution du politique trouve son origine dans la fracture qui divise la société, comme le fait Lefort, toute référence à des éléments extra-politiques ou pré-politiques devient inutile. Et, pour la même raison, la traduction de la liberté en termes individuels est éclipsée par celle où elle est vécue dans l’action politique commune, où l’on « élargit le champ des possibles8 » face aux tentatives de domination. Cet élargissement du champ des possibles, indissociable de la résistance à la domination, ne se confond pas avec la satisfaction des intérêts individuels, mais avec la constitution d’un espace commun régi par la loi. Liberté et loi se combinent donc d’une manière très différente de celle qu’on trouve chez les auteurs dits néo-républicains, puisque le texte de Lefort implique que la première se dessine dans la formulation de la seconde. En d’autres termes, la loi n’a pas pour objectif premier de protéger les droits existants avant l’institution du politique, mais elle est essentielle à l’établissement de la communauté politique où les droits peuvent être revendiqués9.
Notre proposition consiste à suivre une autre voie pour penser le rapport de Lefort au républicanisme, voie qui passe certes par le thème de la division civile, mais dans laquelle le concept d’idéologie tient encore une place particulière. Pour faire face au problème, nous pensons qu’il est essentiel de rappeler qu’en abordant les origines du républicanisme moderne (et du républicanisme florentin), Claude Lefort a attiré l’attention sur sa dimension idéologique. Le point de départ pour comprendre cette problématique sont deux textes publiés au début des années 1970, à savoir le dernier chapitre de sa thèse de doctorat d’État, intitulé « L’œuvre, l’idéologie et l’interprétation10 » et un chapitre de Les formes de l’histoire dont le titre est « La naissance de l’idéologie et l’humanisme11 ». À ces textes il faut ajouter les transcriptions d’un cours qui Lefort a donné à l’EHESS sous le titre de « L’idéologie florentine », en 197512. Nous soulignerons certains points de son argumentation dans ces textes dans le but d’examiner l’hypothèse suivante : on n’appréhende pas l’interprétation lefortienne du républicanisme dans toute son ampleur si l’on laisse de côté la critique de l’idéologie car, selon lui, à l’émergence de la modernité, le républicanisme comme pensée du politique est inséparable de l’idéologie. Ce point mérite cependant d’être précisé. Selon Lefort, l’idéologie n’est pas simplement l’autre du discours politique républicain qui se forge à la fin du XIVe et au début du XVe siècle à Florence. Elle n’est pas simplement la justification d’une nouvelle forme de domination politique. La naissance de l’idéologie indique plutôt que la compréhension du champ politique s’est transformée dans ce contexte et, par conséquent, il n’est pas possible d’appréhender le véritable sens de cette transformation si on néglige le problème de l’idéologie13. En d’autres termes, de notre point de vue, le « moment machiavélien français14 » intègre, grâce aux travaux de Lefort, une critique de l’idéologie.
Notre propos sera double. Dans un premier temps, nous explorerons le rapport entre le discours politique florentin et l’idéologie, selon Claude Lefort. Puis, nous montrerons la centralité du problème de l’idéologie dans son interprétation de Machiavel, sous la forme de ce que Lefort appelle le « républicanisme critique ». Une fois ce parcours effectué, nous évoquerons, de façon plus allusive, comment la critique de l’idéologie que Lefort découvre chez Machiavel est pertinente pour penser le républicanisme contemporain.
La naissance de l’idéologie et l’humanisme
Lefort ne cache pas que sa thèse sur la naissance de l’idéologie peut surprendre, puisqu’il la circonscrit à une période et à un lieu précis, à savoir la Florence de la fin du Trecento et du début du Quattrocento. Il reprend la thèse que Hans Baron avait lancée dans les années 1950, selon laquelle le prétendu « humanisme civique » plongeait ses racines dans un moment parfaitement circonscrit, le conflit entre Milan et Florence, plus précisément en 1402, et dans le texte de Leonardo Bruni, Laudatio florentinae urbis, où était véhiculée pour la première fois une représentation républicaine de la ville de Florence15. Cependant, Lefort n’hésite pas à souligner sa différence avec la thèse de Baron, car le phénomène qu’il tente de circonscrire est d’une autre nature que celui abordé par l’historien allemand. Ce qui intéresse Lefort, ce n’est pas d’isoler un moment dans l’histoire de la pensée politique, mais de suivre les indices qui doivent conduire à une nouvelle forme de représentation de la société qui s’étendra à toute la modernité (ce qu’il appelle une « mutation symbolique »). Il est moins important de chercher dans les événements un principe d’explication du discours que de rester conscient du fait que l’action et le discours sont toujours impliqués l’un dans l’autre. Il est crucial d’insister sur ce dernier point, car il nous conduit à sa propre conception de l’idéologie. Si l’origine marxiste du concept n’est jamais niée, Lefort n’hésite pas à l’élargir, l’inscrivant dans un domaine dépassant celui déterminé par les rapports et les modes de production. De son point de vue, l’idéologie est d’abord « un système de représentations qui tient par soi et convertit en conditions universelles de l’expérience les conditions de fait de la pratique sociale et du discours social16 ». Or, ce système de représentations ne peut être compris uniquement sous l’angle de la dissimulation de la domination d’une classe sur une autre (bien qu’il l’implique) qui, en tant que telle, pourrait être dénoncée par une conscience émancipée. Il s’agit de la manière dont une société se représente dans le discours, et des effets de cette représentation sur son institution. Pour revenir aux humanistes « civiques », ce que Salutati et Bruni, entre autres, font à travers des lettres, des livres et d’autres formes d’interventions, c’est, en somme, de fournir « les premiers signes d’une représentation nouvelle de la société et des tâches historiques de Florence17 ». Il est vrai que la bourgeoisie florentine va adhérer aux propos de ces humanistes qui sont à la fois des hommes de lettres et des personnalités politiques. Elle se reconnaîtrait même dans les principes qu’ils énoncent. Mais, pour Lefort, l’essentiel est ailleurs, il est dans le fait que les principes qui régissent le discours des humanistes, qui vantent Florence comme la patrie de la liberté et de l’égalité, régissent le discours politique moderne. Ainsi Lefort affirme :
« Disons par anticipation que ces principes sont au fondement de la pensée démocratique moderne, telle qu’elle se définira notamment lors de la Révolution française. La critique des valeurs aristocratiques est associée à celle de la tyrannie. Les grands thèmes d’une conception rationaliste et universaliste de la politique font leur apparition : l’égalité des citoyens devant la Loi, le partage du pouvoir entre tous ceux qui y ont droit, le travail comme seule source légitime de distinction entre les hommes, le bon usage de la raison et la connaissance acquise par l’expérience comme seules sources d’autorité, la vertu cultivée dans l’exercice de la responsabilité publique, la liberté de l’individu consubstantielle à celle de la Cité, le destin de celle-ci identifié à celui de l’humanité tout entière. En outre, pour la première fois, s’impose le modèle de la République romaine18 ».
Loin de se réduire à une idéologie politique dont le but principal serait d’empêcher les classes les moins favorisées d’accéder au pouvoir, c’est un véritable programme politique qui s’élabore dans le cadre de l’humanisme, un programme qui sera définitivement intégré au républicanisme moderne. Mais pourquoi parler d’idéologie ? Parce que, selon Lefort, on doit dissocier son contenu manifeste de son contenu latent19. Force est de constater qu’il y a un décalage entre la promesse d’égalité politique et la réalité de la société florentine. Il ne faut pas oublier que les riches de Florence sont ceux qui profitent effectivement le plus du nouvel ordre des choses et qui forment un gouvernement d’ottimati, c’est-à-dire une oligarchie. Lefort ne néglige donc pas le fait que ce discours servait des intérêts de classe. Mais l’essentiel pour lui est ailleurs, comme nous l’avons déjà souligné. L’essentiel, c’est ce que le discours est fait pour justifier un nouvel ordre des choses. Et ce qu’il fait surtout, c’est instituer un nouvel imaginaire politique, d’autant plus urgent que la vision médiévale du monde a perdu sa capacité à produire du sens social. Lefort l’affirme clairement dans le passage suivant :
« Nous partons donc de ces indices [les éléments du discours de l’humanisme civique, en particulier la revendication de l’héritage romain]. Cependant, si nous pouvons nous en saisir pour nous interroger sur la naissance de l’idéologie, au lieu de nous satisfaire de repérer l’avènement de nouvelles représentations, c’est que nous avons la présomption d’un changement radical qui affecte non seulement la pensée politique, mais les catégories qui commandent la détermination du réel. Encore cette formule est-elle insuffisante, puisqu’elle suggère qu’il y avait avant la fin du Trecento une pensée politique définie et que son cours s’est seulement déplacé. Or, croyons-nous, cette pensée n’existait pas encore sous son nom. Quand la réflexion s’exerçait sur le pouvoir, l’organisation de la Cité, les causes de sa corruption, elle demeurait rigoureusement subordonnée à une représentation théologique du monde, qui seule fixait les repères du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal. Il n’y avait pas pour la pensée un lieu de la politique et, par conséquent, une visée du réel au lieu propre de la politique. Ce qui adviendrait ainsi, c’est le rapport à ce lieu, non pas un nouveau discours politique, mais le discours sur la politique comme tel, un discours qui se circonscrit en cherchant en lui-même son garant, qui prétend à la transparence du sens en se faisant reconnaître par un sujet universel (ou, à mieux dire, en feignant de n’être le discours de personne, de n’être parlé de nulle part et de s’offrir à tous)20 ».
Ce passage est crucial. D'une part, Lefort souligne que le discours politique, c’est-à-dire le discours qui porte sur l’être de la politique, ne naît qu’avec l’effondrement du cadrage théologique du monde. La politique en tant que telle (ou le politique, dira-t-il à d’autres occasions) ne peut être interrogée que lorsque le champ de son expérience s’ouvre à nouveau à nous, lorsque les signes qui la caractérisaient au Moyen Âge ne sont plus en mesure de nous assurer de son sens21. D’autre part, si le discours politique moderne naît à ce moment, l’idéologie y naît aussi22. Ainsi, Lefort comprend le Quattrocento comme le moment de l’histoire où le discours, doit trouver en lui-même le fondement de sa légitimation, et où l’idéologie, en tant que forme de représentation totalisante de la réalité, peut émerger.
Donc, l’idéologie est au cœur du discours politique moderne. Lorsque la pensée politique, en l’absence des références stables fournies par la théologie, est confrontée à la contingence et à l’indétermination, il devient possible de faire émerger un discours qui prétend les supplanter, qui prétend abolir la différence entre la pensée et la réalité. Telle est la promesse de l’idéologie, qui permet de comprendre et son efficacité et sa force d’attraction23.
Mais si tel est le cas, si la pensée humaniste et l’idéologie appartiennent à un même univers, parlent un même langage, comment les différencier ? Comment saisir la distinction entre pensée et idéologie ? Suffirait-il de restaurer la différence entre théorie et pratique pour la rendre à nouveau visible ? Cela n’est pas à notre portée, car cette différence a été remise en cause par Lefort avec la notion d’institution du social. Comme nous l’avons vu, la représentation sociale et la réalité qu’elle met en forme ne peuvent être rigoureusement divisées, sauf à restaurer la figure d’un Sujet universel, fondement de la connaissance véritable. Une fois de plus, l’héritage de Merleau-Ponty apparaît dans les analyses de Lefort24. Revenons à son texte pour comprendre la solution qu’il propose à cette difficulté :
« Il est vrai que nous avons omis d’indiquer une partie du chemin qui conduisait à notre question. C’est la lecture de Machiavel qui nous a fait reconnaître les caractères singuliers de la société florentine et du discours humaniste au début du Quattrocento. Cette lecture marque notre véritable point de départ. À l’épreuve des difficultés rencontrées dans la compréhension du Principe et des Discorsi, il nous est apparu que l’interrogation de l’histoire et de la politique se trouvait liée à la critique des idées dominantes du temps et que celles-ci révélaient à leur foyer la pensée politique des humanistes, formée un siècle plus tôt. Il nous est apparu en particulier que tout ce que dit Machiavel de la division des classes, de la division de l’État et de la société civile, de la différence des temps [...] témoignait du renversement d’un discours historiquement déterminé, lequel s’avérait agencé de manière à dénier le fait irréductible de la division sociale et de la division temporelle, à prodiguer l’assurance d’un point de vue de survol, et à effacer les traces des conditions de sa formation. Si nous nous croyons capables de chercher dans l’humanisme politique les signes d’une naissance de l’idéologie, c’est donc parce qu’il nous est dévoilé par une interprétation ancienne occupée à délivrer la vérité de la politique et de l’histoire, d’une représentation instituée, à rendre sensibles son élaboration dans des conditions sociales et sa fonction de dissimulation. L’idéologie, nous ne pourrions en repérer les signes, si l’interprétation machiavélienne ne nous mettait en demeure de reconnaître, au moment même où elle suscite en nous une réflexion sur la politique et l’histoire en général, des discours collectifs singuliers, localisés, datés, d’où elle s’extrait, qui étaient faits pour recouvrir les questions qu’elle ramène au jour25. »
Lefort reprend ici une partie du parcours qu’il a effectué dans son ouvrage majeur, Le travail de l’œuvre Machiavel. Il avait en effet montré comment le discours de Machiavel rompt avec « l’idéologie florentine26 ». Le terme, il nous prévient, est évidemment anachronique, puisque Machiavel ne l’utilise pas. C’est grâce à Marx qu’il est devenu possible de lire l’œuvre du Florentin comme une critique de l’idéologie humaniste. Mais qu’est-ce qui lui confère ce statut ? Pourquoi l’œuvre de Machiavel ne peut-elle pas être rangée parmi les manifestations du discours humaniste ? Qu’est-ce qui l’empêche de glisser dans le domaine de l’idéologie et qu’est-ce qui la transforme, au contraire, en un prisme à travers lequel nous rencontrons les limites de ce discours ? La réponse de Lefort repose sur la notion d’œuvre. Il précise que la pensée de Machiavel, d’une part, se veut inachevée et, d’autre part, dissipe l’illusion qui consisterait à attribuer la maîtrise du réel à un Sujet du savoir27. L’œuvre est loin de promettre une rencontre apaisante avec le monde. Au contraire, elle déploie un champ de pensée dans lequel il y a toujours la possibilité de sa réfutation, de sa déviation, de son abandon et de sa reprise ailleurs, dans un nouveau rapport. En cela, l’œuvre est aux antipodes de l’idéologie et ce sont précisément ces qualités qui lui permettent de démasquer le discours idéologique. Dans le cas de Machiavel, l’effort, comme Lefort ne se lasse pas de le remarquer, pour mettre en évidence les contradictions de l’idéologie florentine est remarquable, non pas tant dans son aspect conceptuel, mais précisément à la frontière où le discours rencontre la réalité.
En plus, on ne peut pas oublier que l’« idéologie florentine » dépasse le discours des humanistes. Le langage commun, les représentations collectives et l’imaginaire social florentin sont également placés sous cette égide, de sorte que le combat de Machiavel se déroule sur un front beaucoup plus large. Comme le dit Lefort, « l’accès au savoir est commandé par la destruction de ces illusions, par une libération du discours collectif contre lequel, mais aussi à partir duquel s’institue le discours de l’œuvre28 ». Mais comment le discours de l’œuvre peut-il faire cela ? Lefort répond :
« Pour défaire les réponses fallacieuses élaborées par le discours collectif, il faut avoir l’idée d’une question à quoi elles se dérobent et, pour réveiller cette question, il faut en avoir repéré les signes dans les équivoques, les glissements, les lacunes, les contradictions de ce discours29. »
Mais concentrons-nous sur l’idéologie de l’humanisme. La distance qui la sépare du discours de l’œuvre de Machiavel ne se mesure pas à la cohérence des énoncés ni aux effets qu’elle est capable de produire dans la réalité. Nous savons déjà que le discours idéologique dissimule la division sociale, mais qu’il ne peut apparaître que sous la condition que cette division devienne visible : « … le savoir de la division ne fait qu’un avec la nécessité de la dissimuler, que s’institue un discours universaliste dans la dénégation du particulier30. » Il convient de remarquer encore que l’idéologie est un discours fermé, hors du temps, même lorsqu’elle intègre les leçons de l’histoire, elle n’est pas capable de se loger dans la temporalité, elle n’est pas capable d’assumer la différence des temps. Rappelons que Machiavel, pour Lefort, explicite non seulement la fracture qui marque la vie de toute cité, incarnée par les désirs de dominer et de ne pas être dominé, mais aussi la fracture du temps. Le rapport que le discours de l’œuvre entretient avec l’histoire est d’une autre nature que l’idéologie. Comme dit Lefort, ce discours « se dévoile logé au creux de l’histoire31 ».
À partir de là, on peut identifier deux points sensibles dans la critique de l’idéologie florentine par Machiavel : d’une part, cette idéologie dissimule la division sociale, en promouvant l’idéal d’une ville pacifiée, réconciliée avec elle-même, dont les tensions internes peuvent être résolues une fois le bon régime soit mis en place ; d’autre part, il y a l’histoire. Florence apparaît aux yeux des humanistes comme l’héritière de Rome, chargée de restaurer la liberté et l’égalité dans l’Italie de la nouvelle ère. Dans cette double figuration, le discours humaniste parle toujours au nom d’une vérité universelle, comme si son énonciation « venait de nulle part », comme si les conditions historiques de son énonciation étaient oblitérées au profit d’un savoir omniscient. Comme nous l’avons vu, Machiavel dénonce ces deux idéaux, en exposant Florence à sa véritable histoire, celle des échecs politiques successifs où le projet de liberté a été avorté, et en exposant Florence à l’histoire, en montrant que son destin est ouvert, que l’avenir n’est pas une répétition du passé et qu’au cœur des événements se trouvent la contingence et l’indétermination. En d’autres termes, le discours de Machiavel rétablit la particularité, le temps et l’histoire qui ont été dissimulées par l’idéologie32.
Un républicanisme critique
Selon Lefort, on assiste avec Machiavel (et avec La Boétie) à l’émergence d’un nouveau républicanisme, qu’il appelle « critique33 ». Et l’on peut supposer que Lefort le considère comme véritablement moderne parce que son discours intègre la critique de l’idéologie, ou plutôt parce que son discours est aussi une critique de l’idéologie. Mais posons de nouveau la question : qu’est-ce qui place Machiavel dans cette position privilégiée ? Qu’est-ce qui lui permet d’énoncer un discours qui échappe aux illusions produites par l’idéologie et qui assume pleinement les conséquences philosophiques et politiques de la division sociale ? Nous avons déjà vu que la première partie de la réponse se trouve dans la notion d’œuvre. Cependant, il y a un autre aspect que nous voudrions examiner avec Lefort : la pensée du Florentin assume la fonction d’un contre-discours, ce qui peut être constaté dès l’époque où il occupe son poste à la Seconde Chancellerie de Florence. En lisant les archives des Pratiche, mais aussi en examinant la correspondance officielle de Machiavel, on voit bien la distance qui le sépare de ses contemporains, toujours enclins à prendre les maximes du bon sens politique comme guides d’action – ou du moins prétendant les adopter dans leur propre intérêt. Le discours de Machiavel se situe à un autre niveau, comme l’explique Lefort dans le passage suivant :
« En examinant les débats des Pratiche, la force critique de l’œuvre de Machiavel ne cesse de s’attester. Celle-ci s’avère porter un contre-discours qui reverse les positions de l’autre, occupée qu’elle est à établir que toute société est déchirée par la lutte des classes, que l’union est une illusion, que la puissance de la Cité est subordonnée à la création d’ordini nuovi, la nécessité de restaurer le principio liée à celle d’une fondation continuée, l’opposition république-tyrannie relative au rapport du pouvoir et du peuple, l’efficacité de la loi suspendue à l’initiative du Sujet, la sécurité au-dedans comme au-dehors acquise dans le plus grand risque. Mais encore devons-nous reconnaître que le discours renversé dans la même opération produit. Dans l’idéologie, les thèses dernières ne sont pas énoncées ; toutes les propositions sont au contraire agencées pour interdire de penser la fracture de l’espace social et la fracture du temps que recouvre l’ordre politique. C’est dans le discours critique que l’objet et la fonction de l’interdit se dévoilent, en même temps que les discordances du discours collectif – ses fractures internes – qui signalent les traces de l’éludé. En ce sens, le Principe et les Discorsi n’offrent pas à leurs lecteurs de thèses neuves, en contradiction avec celles qui sont communément partagées, ils libèrent seulement pour la pensée un pouvoir d’interprétation dont l’accès lui était barré par les thèses dernières exclues du champ du discours. Mais quoiqu’il soit vrai que cette action se rend incommensurable aux conditions socio-historiques dans lesquelles elle s’exerce et aux effets qu’elle engendre, que l’interprétation excède les limites du déchiffrement d’une idéologie déterminée, elle se montre rigoureusement commandée par l’exigence de ce déchiffrement, sensible à ceux qui scrutent un discours-autre, localisé et daté, où s’atteste un mode spécifique d’élaboration de l’expérience politique34 ».
Deux points nous semblent essentiels en cette citation. Le premier est la libération de la pensée qu’opère le discours critique. Comme le souligne Lefort, la dénonciation de l’idéologie est d’autant plus efficace qu’elle passe par une ouverture sur l’extérieur. Certes, on ne peut négliger la puissance propositionnelle, disons « thétique », d’une pensée créatrice comme celle de Machiavel, mais on comprend mieux le sens de la critique de l’idéologie lorsqu’on s’intéresse à la nature de la rupture qu’elle (la critique) instaure, comme l’explique l’auteur :
« Il faut plutôt convenir que dans le mouvement de connaissance, la pensée se rapporte à quelque chose qui est en dehors d’elle-même, ailleurs, avant, en deçà, mais qu’elle s’y rapporte en faisant en elle-même la preuve du dehors, qu’il y a toujours pour elle le déjà pensé, ailleurs, avant, en deçà. Fixer la rupture de la pensée et de ce qui lui est extérieur, c’est aussitôt se priver de reconnaître l’avènement de la pensée. Fixer le réel en son extériorité, pour lui prêter une identité à soi, ou pour l’abolir en reversant ses caractères au registre de l’intelligible, c’est aussitôt effacer le dehors sous la détermination de quelque chose et circonscrire le lieu de la pensée [...] C’est dans son engendrement que la pensée se sépare de ce qu’elle pense et que, en cette séparation, elle se rapporte au-dehors ; mais c’est aussi dans son engendrement, pour autant qu’il ne cesse pas, que s’institue l’épreuve d’une sécession continue dans le rapport à soi35 ».
Adoptant un langage commun à Merleau-Ponty et Blanchot, Lefort souligne que le discours critique se distingue non seulement par les thèses qu’il énonce, mais surtout par la manière dont il les énonce, en préservant la distance qui le sépare du monde réel, en assumant le fait qu’il ne peut être recouvert, qu’il reste un impensé, un incompréhensible, qui ne se présente pas comme un défi au désir de comprendre ou comme une faille dans notre capacité intellectuelle, mais comme le matériau même de toute pensée. C’est par rapport à cette distance que Lefort marque sa différence avec Marx, qui a inventé le concept d’idéologie (au moins dans son acception politique). L’idéologie, quant à elle, n’est pas un « reflet » qui trouverait son origine dans les modes de production. La comprendre consiste plutôt à lui prêter « un pouvoir de s’articuler et de se réarticuler non seulement en réponse au supposé “réel” mais à l’épreuve des effets de sa propre dissimulation du réel36 ». En d’autres termes, Marx n’aurait pas pu résister à la tentation de lancer son propre discours sur l’idéologie contre le réel, sans s’interroger sur les fondations sur lesquelles il avait bâti son propre discours. Peut-être Lefort réglait-il ses comptes non pas avec Marx, mais avec le marxisme orthodoxe37. Pour nous, le plus important est sa formulation finale du concept d’idéologie et l’indication que la pensée critique s’en distingue parce qu’elle trouve dans son ouverture sur l’extérieur l’attestation de son inachèvement et de son irrémédiable précarité. Et c’est grâce à cette ouverture qu’elle peut éviter le danger de se prendre pour la clé de déchiffrement du monde. Machiavel inaugure ainsi la critique de l’idéologie dans la tradition républicaine.
Considérations finales
Pour conclure ces analyses tout à fait préliminaires, il nous faut replacer ces considérations dans le cadre de la pensée républicaine. Quel serait en effet l’intérêt théorique pour une telle pensée politique d’intégrer la critique de l’idéologie ? Pour esquisser une réponse, il faut se reporter au deuxième point du passage auquel nous avons fait référence. Il s’agit apparemment d’un détail. Comme nous l’avons vu, pour caractériser le contre-discours de Machiavel, Lefort parle d’une « fracture du temps ». Habituellement, c’est le thème de la division civile qui retient l’attention – ce que confirme d’ailleurs ce texte lui-même. Rien de plus naturel, puisque Lefort lui-même ne s’est jamais lassé de le souligner. Mais il nous semble utile de nous interroger sur le sens de cette autre division. En quoi consiste-t-elle ? Pour mieux comprendre le problème, il convient de rappeler que le discours humaniste revendiquait un nouveau rapport au temps, rompant à la fois avec le passé « barbare » récent – en particulier la scolastique médiévale – et renouant avec le passé romain classique, tant sur le plan culturel que politique. Ce rapport au temps ne cache pas l’existence d’une discontinuité, mais il n’en assume pas les conséquences jusqu’au bout puisque, comme le souligne Lefort, Rome apparaît comme la référence indépassable.
Or, le discours de Machiavel ne se conforme pas à cette perspective car il comprend qu’au final une telle idéalisation de Rome fait avorter toute potentialité d’avènement du nouveau. Rome n’est pas pour le florentin un horizon indépassable, mais l’occasion pour que, dans le temps présent, l’énergie créatrice humaine puisse à nouveau produire des effets politiques. Selon Lefort, c’est ainsi qu’il faut interpréter le thème classique de l’imitation dans son œuvre. Et, par ce chemin, nous pouvons également accéder à la profonde nouveauté de sa pensée républicaine, qui n’est plus guidée par le désir de restaurer le passé, et encore moins par l’intention de le transformer en instrument de domination politique. Le retour vers le passé, chez Machiavel, est indissociable d’une ouverture sur le temps présent. Tout comme l’accent mis sur la division sociale permet de révéler l’usage idéologique de la notion de concorde, l’accent mis sur la différence dans le temps dénonce les limites de l’exemplarité. La résurgence du passé ne peut jamais être confondue avec l’abdication de la responsabilité présente, et elle ne doit pas non plus produire l’illusion que, grâce à la connaissance de l’histoire, nous serions protégés de la contingence. Et pas seulement ça. La conscience que le temps présent est irréductible au passé et que le passé n’est pas subordonné au présent élargit les possibilités du futur.
Si cela est vrai, alors le discours critique, prenant en compte la différence de temps, comprend que les réponses aux défis politiques ne peuvent jamais être les mêmes à toutes les époques. Comme Machiavel aimait à le dire, « le temps chasse toute chose devant lui » (Le Prince, chap. 3). Et à l’époque où le Florentin écrivait, il était confronté au défi de maintenir la liberté d’une république face aux menaces constantes de la tyrannie. C’est en fait le couple conceptuel auquel fait allusion le passage que nous avons cité quelques pages plus haut et qui a guidé le langage politique de son époque. Dans le lexique politique de la Renaissance, la république et la tyrannie constituaient l’opposition fondamentale, semblable à ce que sont aujourd’hui pour nous la démocratie et le totalitarisme. Nous supposons donc que Claude Lefort serait pleinement d’accord avec la considération suivante : si la réflexion sur la tâche politique du temps de Machiavel ne pouvait éviter d’affronter la question de la tyrannie, celle de l’époque actuelle ne peut oublier qu’au cœur de l’expérience politique moderne se trouve l’avènement des régimes totalitaires. Mais pour y parvenir, le discours critique du républicanisme contemporain doit intégrer les éléments mobilisés par la pensée de Machiavel, à savoir le dévoilement de la division sociale et l’accent mis sur la fracture du temps. Et cela ne serait possible qu’à condition de réactiver le geste inaugural du florentin, celui par lequel se manifeste l’ambiguïté de la pensée politique moderne : la naissance de l’idéologie est aussi la naissance de sa critique. Lefort ne renonce pas à cette hypothèse, à savoir que l’idéologie, comme discours qui cache les conditions de son énonciation, est contemporaine de l’émergence d’une société qui ne peut manquer de remettre en question ses propres fondements. Les modalités de cette dissimulation sont elles-mêmes variables dans le temps. Actualiser Machiavel et renouveler la pensée républicaine exige, donc, d’examiner de nouvelles formes d’idéologie.
Notes
1
Ce texte est une version modifiée et amplifiée d’un article publié dans la Revista de Filosofía UIS : Helton Adverse, « Claude Lefort e as Origens do Republicanismo Moderno. O Nascimento da Ideologia », Revista Filosofía UIS, vol. 24, n° 2, 2025, p. 79-97. https://doi.org/10.18273/revfil.v24n2-2025004
2
On pourrait également se référer à l’introduction qu’il rédige pour l’édition française du classique de Gordon Wood, The Creation of the American Republic. 1776-1787, comme l’un des points de rencontre entre sa théorie de la démocratie et la tradition républicaine. Cependant, l’objectif de Lefort n’est pas de discuter de cette tradition en tant que telle, mais de montrer que l’interprétation de Wood annonce certains des principaux aspects de la société démocratique. Dans la lecture de Lefort, le républicanisme américain analysé par Wood répète, sous la forme de la « désincarnation du gouvernement », la désintrication du pouvoir, du savoir et du droit, trait distinctif de la démocratie moderne (Claude Lefort, Introduction à La Création de la République américaine [1776 – 1787], de Gordon Wood, in Lectures politiques. De Dante à Soljenitsyne, Paris, PUF, 2021, p. 154).
3
« C’est du côté de Florence qu’il faut se tourner pour chercher l’origine du républicanisme ». Claude Lefort, « Foyers du Républicanisme », in Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 192.
4
Plusieurs auteurs inscrivent actuellement l’héritage philosophique de Lefort dans le cadre du républicanisme, dont, en France, les travaux de Serge Audier (Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin/EHESS, 2005) et Sébastien Roman (Nous, Machiavel et la démocratie, Paris, EHESS, 2017), entre autres. Au Brésil, ce champ de recherche est bien établi, avec notamment les travaux de Newton Bignotto (Maquiavel republicano, São Paulo, Loyola, 1991), Sérgio Cardoso (Maquiavelianas. Lições de política republicana, São Paulo, Editora 34, 2022) et Gabriel Pancera (Maquiavel entre repúblicas, Belo Horizonte, Editora da UFMG, 2010).
5
Dans l’un de ses derniers entretiens, Lefort, interrogé par Esteban Molina sur le néo-républicanisme de ces auteurs, ne répond pas directement à la question, mais affirme la spécificité de son interprétation de Machiavel, qui privilégie le rôle du conflit social. « La Ciudad Dividida y el Sentido del Republicanismo. Conversación con Claude Lefort ». Cet entretien est publié en annexe à la traduction de Le travail de l’œuvre Machiavel, réalisée par Molina. Claude Lefort, Maquiavelo. Lecturas de lo político, Madrid, Trotta, 2a ed. 2020, p. 567-577.
6
Pour une synthèse des points de vue de ces auteurs sur la liberté républicaine, le récent livre d’Alberto Ribeiro de Barros (Liberdade política, São Paulo, Almedina Brasil, 2020) est d’une grande valeur.
7
D’autre part, il faut reconnaître que Lefort et Pocock semblent converger quant au privilège qu’ils accordent à la question de la temporalité et de la finitude humaine dans leurs analyses politiques. Mais nous n’y reviendrons pas. Voir à ce sujet l’article de Knox Peden, « Antirevolutionary Republicanism, Claude Lefort’s Machiavelli », Radical Philosophy, n° 182, 2013, p. 29-39.
8
Claude Lefort, « Reculer les Frontières du Possible », in Le temps présent. Ecrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 427.
9
Comme nous n’allons pas nous y attarder, nous nous contenterons d’indiquer le livre récemment publié de Sérgio Cardoso, (Maquiavelianas. Lições de política republicana, São Paulo, Editora 34, 2022) qui montre magistralement comment les deux (droit et liberté) s’articulent dans la pensée machiavélienne. Sur ce point, il faut aussi consulter Ricardo Silva, « Liberdade e Lei no Neo-Republicanismo de Skinner e Pettit », Lua Nova, n° 74, 2008, p. 151-194.
10
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 693-776.
11
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 401-477.
12
Ces transcriptions se trouvent actuellement dans le fonds Claude Lefort (EHESS/Humathèque de la FMSH). Nous remercions le professeur Gilles Bataillon de nous avoir permis de les consulter.
13
Et à cela on ajoute une considération d’ordre méthodologique : Lefort n’a jamais oublié la leçon de son professeur Merleau-Ponty, lorsqu’il critiquait l’objectivisme scientifique et la pensée en surplomb qui l’accompagne : les représentations sociales (l’idéologie y comprise) font partie des pratiques sociales, c’est-à-dire de la manière dont une société établi un rapport à soi-même à travers ses représentations. Voir sur ce point Newton Bignotto, « Claude Lefort e o Humanismo Cívico: os cursos da École des Hautes Études en Sciences Sociales », Discurso, vol. 48, n° 1. 2018, p. 265. Bref, à propos de l’idéologie, le problème de la domination est évidemment posé. Cependant, reste à examiner (toujours selon Lefort) sa dimension symbolique. Ainsi, le fondement de la pensée politique moderne n’est bien compris qu’à condition de se débarrasser du préjugé théorique qui réduit le discours de l’humanisme civique à un simple instrument de domination politique.
14
Sur ce point, voir Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin/EHESS, 2005.
15
Hans Baron, The Crisis of the Early Italian Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1966.
16
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 401, souligné par l’auteur.
17
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 402.
18
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 403.
19
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 403.
20
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 404-405. Dans un rapport de recherche envoyé au CNRS en 1974, Lefort écrit : « La dimension de l’idéologie se laisse entrevoir dans toute l’étendue du champ de l’humanisme. La quête d’une assurance de l’ordre vient à s’exercer au prix d’un clivage entre la représentation de la civitas et la figure du plébéien, homme des bas-fonds, celle de l’humanitas et celle du barbare, celle de la connaissance et celle de l’homme inculte, celle de la langue et celle de l’homme qui parle sans savoir parler… La naissance de l’idéologie est celle d’un type nouveau de discours, placé sous le signe du savoir en quête d’une transparence du social à lui-même, occupé à désamorcer les contradictions qui accompagnent la découverte de l’histoire, celle de l’altérité, celle de l’œuvre productrice de son propre fondement ». Fonds Claude Lefort, CESPRA, CL 05, p. 06.
21
Rappelons également que Lefort, à une autre occasion, reconnaît la dette des humanistes à l’égard de Dante. Selon lui, le poète florentin est le prédécesseur du mouvement qui a permis de reconfigurer la question du sens du politique. Dans l’introduction qu’il a rédigée pour les éditions Belin de La Monarchie, il déclare : « La Monarchie, en chacune de ses pages, porte l’empreinte de la pensée médiévale. Soit ! Mais ce constat ne devrait pas faire négliger tout ce qu’elle annonce. C’est une grande source de la pensée moderne, à laquelle ont puisé les humanistes florentins, en premier lieu, et à leur suite, nombre d’écrivains qui ont gagné du premier ébranlement de la théologie politique chrétienne et de la philosophie politique antique, le pouvoir de chercher à leur tour un commencement ». Claude Lefort, « La Modernité de Dante », in Dante Alighieri, La monarchie, Paris, Belin, 1993, p. 48. Voir aussi, Mattia Di Pierro, L’esperienza del mondo. Claude Lefort e la fenomenologia del politico, Bologna, ETS, 2020.
22
« Notre question sur la naissance de l’idéologie se formule donc dans le sillage d’une question sur la naissance du discours politique ». Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 405.
23
Lefort affirmait également dans un article de 1976 : l’idéologie « ne se résume pas à une représentation du réel. Ce qui décide de son mouvement, c’est la conquête d’une position à la faveur de laquelle l’histoire soit neutralisée, l’irruption de la différence dissimulée, et l’interrogation désarmée ». Claude Lefort, « Maintenant », in Le temps présent, Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 281.
24
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 410-418.
25
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 407-408.
26
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 738.
27
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 700.
28
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 705.
29
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 705.
30
Claude Lefort, Rapport de Recherche, Fonds Claude Lefort, CESPRA, CL 05, 1974, p. 9.
31
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 708.
32
Avant de clore cette section, nous devons procéder à un ajustement, à un calibrage. Nous ne voulons pas laisser entendre que Lefort a caractérisé l’humanisme civique comme un mouvement idéologique. C’est la perspective d’historiens comme James Hankins (Renaissance Civic Humanism. Reappraisals and Reflections, Cambridge, Cambridge University Press, 2000) ou Jerrold Seigel (Rhetoric and philosophy in Renaissance Humanism, Princeton, Princeton University Press, 1968), mais pas celle de notre philosophe. Rappelons que dans son séminaire de 1976-1977 à l’EHESS, Lefort est même revenu sur la qualification du discours des humanistes comme idéologie, disant qu’il se situe « en deçà du phénomène idéologique » ou dans son « voisinage ». Newton Bignotto, « Claude Lefort e o Humanismo Cívico : os cursos da École des Hautes Études en Sciences Sociales », Discurso, vol. 48, n° 1. 2018, p. 273. En tout cas, malgré son enthousiasme pour l’humanisme (surtout parce qu’il y reconnaît un nouveau rapport au temps et à l’histoire), Lefort continue à affirmer que ce discours est prononcé « comme s’il venait de nulle part », c’est-à-dire comme un discours universel, un discours de vérité, énoncé au nom de l’humanité. Or, ce sont là des traits caractéristiques de l’idéologie, explicités surtout après l’avènement de l’État moderne.
33
Claude Lefort, Rapport de Recherche, Fonds Claude Lefort, CESPRA, CL 05, 1974, p. 10.
34
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 762-763.
35
Claude Lefort, « La Naissance de l’idéologie et l’humanisme », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 423-424.
36
Claude Lefort, « Esquisse d’une Genèse de l’Idéologie dans les Sociétés Modernes », in Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 483.
37
En particulier, le type de marxisme qui faisait rage au sein du Parti communiste français, objet des critiques récurrentes de Lefort depuis au moins les années 1950. Dans les années 1970, cet affrontement avec le PCF est accentué par la publication de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne et le refus obstiné du parti d’accepter les conséquences théoriques irréfutables de la dénonciation des excès du stalinisme, en particulier du caractère totalitaire de ce régime. Voir sur ce point Claude Lefort, « Préface », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard. 1979, p. 15-21.