L’atome pacifique ukrainien et la guerre : l’environnement et la sécurité en question
Chercheure associée

(Université Pompeu Fabra - Departement des Humanités)

La guerre en Ukraine a brusquement mis en avant ce que les historiens et les chercheurs en sciences sociales, depuis la Seconde Guerre mondiale, rappellent dans leurs analyses des programmes nucléaires : l’« atome pacifique », expression empruntée au discours d’Eisenhower intitulé « Atome pour la paix » (1953) pour désigner l’usage civil, et non militaire, des technologies nucléaires, n’est jamais entièrement « pacifique ». Depuis la naissance de l’ère atomique, en effet, les technologies nucléaires civiles et militaires ont toujours été liées. Non seulement l’énergie nucléaire est « née violente », comme le rappelle l’historien Robert Jacobs, puisqu’elle a été inventée dans le cadre de la production de la bombe atomique : le but des premiers réacteurs nucléaires était de produire du plutonium pour les armes1. Mais la promotion des applications civiles du nucléaire a toujours servi des objectifs militaires. Les États dotés de la bombe vantaient la notion d’atome pacifique pour répondre aux inquiétudes des opinions publiques internationale et nationale assistant à la production et aux essais d’armes nucléaires, mais aussi pour empêcher d’autres États de se procurer la bombe. Inversement, plusieurs États exploitaient des programmes nucléaires civils pour développer des applications militaires clandestines2. Le fait est que les technologies nucléaires civiles et militaires utilisent les mêmes ressources naturelles, qu’elles comportent toutes deux des risques pour l’environnement et qu’elles s’appuient sur les mêmes connaissances et les mêmes infrastructures matérielles3. Récemment, la guerre en Ukraine a ouvert un nouveau et effrayant chapitre de cette histoire : la militarisation des installations nucléaires civiles.

La distinction artificielle entre technologies nucléaires militaire et civile est essentielle dans la mesure où elle permet de maintenir l’ordre nucléaire international existant ; elle est d’ailleurs gravée dans le marbre de nombreux traités, institutions et organisations, nationaux et internationaux. Mais il y a plus : cette distinction est le fondement du régime international de non-prolifération inauguré et institutionnalisé par le traité de non-prolifération de 1962 (TNP), qui divisait le monde en deux catégories : les pays qui avaient ou n’avaient pas l’arme nucléaire. Ce traité visait aussi à empêcher la prolifération de cette arme (tout en préservant le droit des quelques pays qui l’avaient de continuer à l’avoir) et à faciliter la diffusion de technologies nucléaires pacifiques pour servir les intérêts d’autres États.

L’histoire nucléaire de l’Ukraine a aussi été envisagée à travers le prisme de cette distinction artificielle. Mais depuis que l’Ukraine indépendante a accepté de renoncer à l’arsenal nucléaire hérité de l’Union soviétique et signé le TNP en tant qu’État non doté de l’arme nucléaire en 1994, les interconnexions entre atome militaire et atome civil sont rarement analysées par les chercheurs4. Au lieu de quoi, l’historiographie nucléaire ukrainienne et les représentations populaires de l’histoire nucléaire du pays sont dominées par un unique événement : la catastrophe de Tchernobyl. À cause de la guerre, le site de Tchernobyl est devenu la scène la plus visible des activités militaires puisque les Russes en ont occupé la centrale et la zone d’exclusion. En réalité, l’histoire nucléaire ukrainienne a commencé longtemps avant la construction du premier réacteur de Tchernobyl et elle est liée au projet de bombe atomique soviétique.

Dans les lignes qui suivent, je mettrai l’accent sur cette interface civile-militaire tout en rappelant le contexte historique qui permet de comprendre à la fois la sécurité nucléaire renforcée et les risques environnementaux plus élevés, dûs à la guerre en Ukraine. Je commencerai par résumer la « longue » histoire nucléaire de l’Ukraine. Puis je me pencherai sur les installations construites au cours de cette histoire, particulièrement vulnérables depuis l’agression russe.

Les débuts de l’ère atomique en Ukraine : recherche nucléaire et extraction d’uranium à grande échelle, années 1930-1950

L’histoire du nucléaire en Ukraine remonte à la création en 1928 de l’Institut ukrainien de physique et de technologie (UFTI) à Kharkiv, rebaptisé plus tard Institut national de physique et de technologie de Kharkiv (KhFTI). Cet institut était réputé pour ses recherches pionnières en physique théorique, physique des basses températures et physique nucléaire. Il comptait d’éminents physiciens parmi ses membres, dont Kirill Sinelnikov, Aleksander Leipunsky, Lev Shubnikov et le futur lauréat du prix Nobel, Lev Landau. Les premières expériences soviétiques de fission nucléaire ont été menées à l’UFTI en 1932.

En 1940, plusieurs scientifiques de l’UFTI travaillaient déjà sur un premier projet de fabrication de bombe, même si ce projet a finalement été refusé par les scientifiques de Moscou5. À cause de la guerre, le personnel de l’UFTI a été évacué, et les Allemands ont pillé et détruit le laboratoire. Mais dès la fin du conflit, l’UFTI est devenu le « laboratoire numéro 1 » du projet atomique de l’URSS6. Après la guerre, la plupart des travaux destinés à concevoir et produire des armes nucléaires ont été transférés en Russie. Les scientifiques de l’UFTI se sont concentrés sur les applications pacifiques de l’énergie nucléaire, notamment la recherche sur la fusion.

C’est à partir de la fin des années 1940 et des années 1950 qu’une série de grands complexes d’extraction et de retraitement de l’uranium ont été créés en Ukraine. L’Union soviétique a produit et testé ses premières bombes nucléaires à la même époque, et l’uranium ukrainien est devenu de plus en plus important pour la production d’armes. En 1948, l’usine chimique de Prydniprovska (alors appelée Kombinat n° 906) a été construite par des prisonniers du Goulag et conçue pour traiter l’uranium du gisement de Pervomaïsk, dans le bassin de Kryvyï Rih, au Sud du pays. Plus tard, l’usine s’est concentrée sur le minerai d’uranium qui venait de républiques soviétiques et de pays d’Europe de l’Est (Kazakhstan, Allemagne de l’Est, Roumanie, Hongrie). Dans un second temps, l’uranium traité était enrichi en Russie et servait à fabriquer des armes ou du combustible pour les réacteurs nucléaires. Au plus fort de leur production, près de deux tiers des armes nucléaires soviétiques utilisaient de l’uranium de cette usine7.

En 1951, ce fut au tour du Kombinat n° 9 (baptisé SkhidGZK, Usine orientale d’extraction et de traitement, et située près de Zhovti Vody, dans l’oblast de Kirovograd) d’être construit. Ce combinat est devenu la principale entreprise d’extraction du minerai d’uranium et de production de concentré d’uranium naturel en Ukraine. Sa production a considérablement diminué, mais ce complexe a produit entre 500 et 800 tonnes d’uranium par an, soit jusqu’à 30% des besoins du pays. Au total, l’Ukraine compte une douzaine de sites d’extraction d’uranium, mais aujourd’hui, cette extraction ne se poursuit que dans trois d’entre eux8.

Dans la mine Novokostiantynivska du GZK oriental

Dans la mine Novokostiantynivska du GZK oriental.

Dans les années 1950, l’Ukraine a inauguré plusieurs usines qui fabriquaient des équipements pour l’arsenal nucléaire. L’une d’elle était à Kharkiv et produisait des systèmes de contrôle pour les missiles nucléaires ; une autre produisait des fusées que l’on pouvait équiper de têtes nucléaires. L’Ukraine a donc contribué de manière significative à l’arsenal nucléaire soviétique, de la conception à l’extraction et de l’enrichissement à la livraison. À la fin de la guerre froide, une grande partie de l’arsenal nucléaire soviétique était donc déployée sur le territoire ukrainien.

Produire de l’énergie : du programme nucléaire soviétique au programme ukrainien

C’est en 1967 que les autorités soviétiques ont décidé de construire la première centrale nucléaire en Ukraine. Dix ans plus tard, en 1977, la première unité de la centrale de Tchernobyl est entrée en service. Au cours de la décennie qui a précédé la catastrophe de Tchernobyl en 1986, neuf réacteurs ont été ajoutés au réseau ukrainien, répartis sur cinq sites différents, dont trois sur celui de Tchernobyl. Quand la catastrophe a eu lieu en avril 1986, dix réacteurs étaient en service et sept autres étaient en cours de construction en Ukraine. L’accident dramatique du réacteur n° 4 n’a pas ralenti le développement de l’énergie nucléaire en Ukraine ; six autres unités ont même été mises en service en Ukraine entre 1986 et 1990. Les trois réacteurs de la centrale de Tchernobyl arrêtés après le drame ont repris leur activité fin 1987.

À l’époque, les centrales nucléaires étaient gérées par le ministère de l’énergie à Moscou, ce qui permettait de contourner les ministères des républiques, le contrôle et la sécurité étant des questions trop importantes pour être confiées aux échelons locaux. Cela dit, le développement de l’énergie nucléaire en Ukraine a beau avoir été un projet fondamentalement colonial, il s’est progressivement « enraciné » dans le sol ukrainien9. De fait, l’« ukrainisation » de l’atome soviétique a commencé bien avant l’effondrement de l’Union soviétique et elle a bénéficié d’un réel soutien local, d’un nombre croissant d’ingénieurs nucléaires ukrainiens employés sur place et ailleurs en URSS, et de l’existence d’un réseau de complexes produisant des technologies nucléaires pour le secteur énergétique et l’industrie militaire soviétiques10.

Le mouvement ukrainien en faveur de l’indépendance s’appuyait pourtant sur un profond sentiment antinucléaire, lequel fut alimenté par les révélations tardives sur la nature et l’ampleur de la catastrophe de Tchernobyl11. Pour beaucoup de manifestants anticommunistes, l’énergie nucléaire en général et cet accident en particulier étaient la preuve du colonialisme russo-soviétique. Réagissant à ce sentiment antinucléaire, la Rada (parlement) ukrainienne a voté un moratoire sur la construction et la mise en service de nouvelles unités de production d’énergie nucléaire en août 199012.

En 1991, quand l’Ukraine a obtenu son indépendance à la faveur de l’effondrement de l’URSS, ses dirigeants ont décidé de maintenir la capacité nucléaire de leur pays en dépit de la crise économique et de la récession. L’Ukraine avait besoin d’électricité. La technologie nucléaire n’était plus mal perçue, au contraire, on y voyait le gage de l’indépendance énergétique du pays. En octobre 1993, la Rada a voté l’annulation du moratoire de 1990 et le maintien des trois réacteurs restants de Tchernobyl13. Peu après, les chantiers des centrales de Zaporijia, Khmelnytska et Rivne ont repris. Le réacteur numéro 6 de Zaporijia a été mis en service en 1995, ce qui en faisait la plus vaste centrale d’Europe. Deux autres réacteurs, l’un à Khmelnytska et l’autre à Rivne, sont devenus opérationnels en 2004.

Pour l’Ukraine, désormais indépendante, la reprise du programme d’énergie nucléaire était un défi qui allait au-delà de la gestion de l’héritage de Tchernobyl. L’effondrement du système soviétique avait entraîné la fin des dispositifs et des réglementations institutionnels soviétiques, ainsi que la désintégration partielle du système technologique nucléaire soviétique qui comprenait les différentes étapes du cycle nucléaire, de l’extraction de l’uranium à la construction de réacteurs et la gestion des déchets, en passant par l’enrichissement et la fabrication du combustible. Le secteur nucléaire ukrainien a dû créer ses propres agences et ses propres ministères à partir de zéro ou presque tout en reconnaissant sa forte dépendance technologique vis-à-vis de la Russie.

Le Goskomatom (le Comité d’État pour l’utilisation de l’énergie nucléaire) a été établi peu après l’indépendance de l’Ukraine avant de devenir le Département de l’énergie nucléaire au sein du Ministère de l’énergie et de l’industrie du charbon. Energoatom, l’opérateur qui en dépend et qui gère les quinze réacteurs ukrainiens a été créé en 1995. Quant aux réglementations, c’est en 1992 que l’Ukraine a institué l’Agence d’État de régulation ukrainienne, qui a eu du mal à imposer son indépendance vis-à-vis de l’industrie. Depuis 2018, cette agence s’appelle la SNRIU (State Nuclear Regulatory Inspectorate of Ukraine).

La dépendance technologique vis-à-vis de la Russie a toujours été un problème pour l’industrie nucléaire ukrainienne post-soviétique. Chaque gouvernement a mis en œuvre des projets, dont certains à l’échelle internationale, pour réduire cette dépendance, mais il a fallu attendre le début de la guerre en Ukraine pour que ces tentatives aboutissent à des changements significatifs. Comme les quinze réacteurs opérationnels en Ukraine sont de conception russo-soviétique, l’Ukraine dépend de la Russie pour ses livraisons de combustible nucléaire. Jusqu’ici, l’entreprise russe TVEL était le seul producteur de combustible pour les réacteurs soviétiques/russes à eau pressurisée. L’Ukraine a beau extraire de l’uranium, elle n’a pas d’usines d’enrichissement ni de retraitement. Elle achète du combustible nucléaire à la Russie, à qui elle renvoie le combustible usé pour stockage et retraitement. Depuis le début des années 2000, l’Ukraine coopère avec Westinghouse Electric qui, après nombre d’essais et de tests, et en dépit de la résistance politique des responsables qui tentent de protéger le monopole russe, fabrique des assemblages de combustible nucléaire concurrents. Depuis 2014, l’Ukraine compte de plus en plus sur des assemblages Westinghouse fabriqués dans une usine en Suède ; actuellement six des quinze réacteurs ukrainiens exploitent ce combustible.

Les déchets radioactifs

L’accumulation de déchets radioactifs et la contamination sont telles que l’énergie nucléaire ukrainienne est un problème, et un problème devenu particulièrement grave avec la guerre. Ce qu’on appelle le combustible nucléaire usé (CNU) est la partie la plus radioactive de ce qui reste dans une centrale nucléaire quand ce combustible est remplacé par du combustible neuf. À l’époque soviétique, l’Ukraine renvoyait tout son CNU en Russie pour qu’il y soit stocké et retraité et elle a continué à le faire, à grands frais, après l’effondrement de l’URSS. Jusqu’ici, seule une centrale ukrainienne opérationnelle pouvait stocker ce CNU : la centrale de Zaporijia, dont l’unité de stockage date de 2001. En 2022, une unité de stockage centralisée et située dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, dont le chantier date du milieu des années 2010, a enfin ouvert. Aujourd’hui l’Ukraine n’a plus besoin d’utiliser les services russes14.

Quant aux autres déchets radioactifs, la grande majorité est concentrée sur le site de Tchernobyl et dans la zone d’exclusion qui l’entoure, progressivement transformée en une friche nucléaire depuis la fin des années 1980, une « zone sacrifiée » destinée à ces restes radioactifs. En 1995, l’Ukraine et les pays du G7 ont signé un protocole d’entente prévoyant la fermeture de la centrale en échange d’importantes compensations, et l’Ukraine a fermé le dernier réacteur en activité de Tchernobyl en 2000. Mais l’investissement international et très coûteux visant à ce que le site de la catastrophe soit stable et sûr se poursuit aujourd’hui encore. Une étape importante a été franchie en 2016, l’année où une nouvelle et gigantesque arche de protection a été édifiée au-dessus du réacteur accidenté et de son enceinte de confinement qui datait de fin 1986, enceinte que l’on appelle un sarcophage. En réalité, les débris hautement radioactifs qui gisent sous cette nouvelle arche devront être correctement démontés et stockés. Plusieurs unités de stockage et de retraitement des déchets à long terme ont été construites dans la zone d’exclusion, destinées à réunir les déchets provenant d’autres sites ukrainiens.

La nouvelle enceinte de confinement de Tchernobyl

La nouvelle enceinte de confinement de Tchernobyl.

L’ampleur du réseau nucléaire ukrainien est telle que de nombreux territoires du pays sont contaminés et toxiques, bien au-delà du site de Tchernobyl ; toutes les zones d’Ukraine centrale et orientale où se trouvent des usines d’extraction et de traitement d’uranium sont touchées. Car il existe aussi plusieurs unités de stockage contenant des déchets radioactifs destinés à la recherche et à la médecine, ainsi que deux sites contaminés par des essais nucléaires « pacifiques15 ». L’Ukraine a également hérité de déchets nucléaires militaires issus de six sites au moins, dont trois sont situés sur les territoires dont l’Ukraine a perdu le contrôle en 2014 : deux en Crimée et un à Donetsk. Personne ne sait exactement ce que comprennent ces déchets puisqu’il n’existe aucune documentation ad hoc. Depuis les années 2010, des négociations avec l’OTAN ont lieu pour organiser le démantèlement de ces sites en toute sécurité. Les travaux ont avancé sur deux de ces terrains.

À cause de la guerre en Ukraine qui date de 2014, beaucoup de ces sites et de ces territoires contaminés présentent des risques sans précédent. Il est difficile d’estimer précisément ces risques, non seulement à cause de la poursuite des hostilités mais du manque de précédents historiques, mais il est certain qu’ils affecteront durablement la sûreté et la sécurité nucléaires régionales, nationales, et internationales.

Les risques immédiats : dommages directement issus des activités militaires et perturbations de la sûreté et de la sécurité nucléaires

La guerre en Ukraine a créé une situation sans précédent puisque tous les piliers indispensables à la sûreté et la sécurité nucléaires lors d’un conflit armé ont été considérablement compromis, ce qu’explique l’Agence internationale de l’énergie atomique. Parmi ces piliers figurent l’intégrité physique des installations nucléaires, leur connexion sécurisée au réseau électrique, le fonctionnement des dispositifs de sûreté, de sécurité et de contrôle radiologiques, l’absence de pression indue sur le personnel d’exploitation et la fiabilité des communications16.

Le pays est sous le feu des projecteurs internationaux depuis les premiers jours de la guerre, sachant que l’armée russe s’est aussitôt emparée du site de Tchernobyl, et que des combats ont eu lieu à proximité des réacteurs mis hors service, du réacteur 4, détruit en 1986 et de sa nouvelle enceinte de confinement, et des unités de stockage de CNU et de déchets radioactifs. Les manœuvres des véhicules militaires et le creusement des tranchées ont remué des sols fortement contaminés et favorisé la propagation de la radioactivité. Mais l’interruption de la connexion des réacteurs de Tchernobyl au réseau électrique était encore plus grave puisqu’elle menaçait de désactiver les systèmes de ventilation et de refroidissement. Rappelons que le CNU issu des réacteurs à l’arrêt et stocké sur le site de Tchernobyl nécessite un refroidissement et une ventilation constants parce qu’il continue à produire de la chaleur, même si c’est à un degré nettement moins dangereux qu’il y a plusieurs décennies. Les installations de Tchernobyl ont donc fonctionné plusieurs jours avec des générateurs diesel de secours.

La Russie a également violé les piliers de l’AIEA visant à garantir la sécurité nucléaire le 4 mars 2022, une semaine à peine après l’invasion russe de l’Ukraine, quand les troupes russes ont percé les défenses ukrainiennes de la ville d’Energodar et bombardé les lieux avant de s’emparer de la centrale de Zaporijia. Non seulement les bâtiments du site ont été endommagés, mais un centre de formation et un laboratoire ont été incendiés. Fin septembre, la Russie a déclaré avoir annexé la région de Zaporijia en ajoutant qu’elle considérait que la centrale était une propriété russe.

Plusieurs mois ont suivi, au cours desquels la centrale a été la cible de bombardements entraînant de nouveaux dégâts et la rupture de son alimentation électrique. Les quatre lignes électriques qui relient la centrale au réseau ont toutes été endommagées à un moment ou à un autre, et les six principaux réacteurs de la centrale, ainsi que son important stockage de CNU, ont dû être alimentés par des générateurs diesel. Le risque de « fuite de liquide de refroidissement » – ce qui est arrivé à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi en mars 2011, le tsunami ayant détruit la connexion au réseau et mis hors service la plupart des systèmes de refroidissement – est de plus en plus plausible.

Les roquettes et les missiles lancés par la Russie sur tout le territoire ukrainien menacent l’intégrité physique des réacteurs en exploitation, du stockage du combustible nucléaire usé et d’autres installations. Plusieurs cas de missiles guidés russes survolant l’emplacement de centrales nucléaires ont déjà été enregistrés. Le 19 septembre 2022, des missiles ont explosé à 300 mètres à peine d’une centrale nucléaire d’Ukraine du Sud, dans la région de Mykolaïv. Enfin, plusieurs installations contenant des matières radioactives ont été touchées au cours des derniers mois, notamment des dépôts de déchets faiblement radioactifs à Kiev et à Kharkiv, et une installation de recherche nucléaire de l’institut physico-technique de Kharkiv.

Ces assauts compromettent aussi la sécurité physique de l’arsenal nucléaire et provoquent la circulation illicite de matières radioactives. Ce qu’on appelle sécurité ou protection physique désigne l’ensemble des mesures visant à protéger les installations et les matières nucléaires contre l’accès non autorisé, le vol, le détournement et tout acte de malveillance. En temps normal, l’accès aux installations, les activités et les matières radioactives et nucléaires sont tous scrupuleusement contrôlés et réglementés. Il existe des protocoles très stricts et très précis sur qui peut accéder à quoi et quand, et en vertu de quel permis. Par ailleurs, des missions de surveillance d’organisations nationales et internationales sont là pour vérifier que ces règles et ces protocoles sont respectés, notamment dans le cadre du système de garanties de l’AIEA qui veille très étroitement sur la production et la circulation de matériaux qui pourraient servir à produire des armes nucléaires.

Quand les centrales de Tchernobyl et de Zaporijia ont été occupées par les Russes, des personnes non autorisées et non identifiées ont accédé à, et contrôlé l’accès de, ces sites et des matières qu’elles comprennent. À Tchernobyl, abandonné par les militaires russes le 31 mars 2022, de nombreuses installations ont été pillées, y compris des laboratoires qui contenaient des échantillons et des sources radioactives utilisées pour calibrer des équipements tels que des dosimètres, d’où les questions qui se posent sur la circulation illicite de matériaux radioactifs toxiques.

Les problèmes de l’entretien, de la protection, de la surveillance et de la remise en état des sites radioactifs

La guerre en Ukraine entraîne des risques nucléaires moins visibles ou moins immédiats, qui n’en sont pas moins importants à long terme. Parmi ces risques, citons les perturbations de l’entretien et de la surveillance des sites et des installations nucléaires et radioactifs qui nécessitent un entretien permanent : refroidissement, pompage de l’eau et surveillance radiologique. Dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, par exemple, le système de surveillance des radiations a été désactivé plusieurs jours au début de l’occupation, si bien que le repérage de pics de radioactivité potentiels était très difficile, voire impossible. À cause des activités militaires et de l’occupation, les risques d’incendie étaient plus importants et l’intervention plus délicate. Parce qu’ils endommagent davantage les environnements fragiles, les incendies contribuent à propager la radioactivité.

Autre exemple des conséquences de la guerre à long terme sur l’environnement : les sites radioactifs situés sur le « territoire temporairement occupé » du Donbass, dont l’Ukraine a perdu le contrôle en 2014. La région compte de nombreuses mines de charbon reliées entre elles, dont certaines contiennent des déchets radioactifs, notamment les mines d’Alexander-Zapad, d’Uglegorsk et de Kalinin, situées près de Donetsk. Ces mines sont susceptibles de produire des déchets radioactifs dans la mesure où le charbon contient un léger pourcentage d’uranium. Mais le cas le plus inquiétant est celui de la mine de Yunyi Komunar (Yunkom). En 1979, les autorités soviétiques y ont déclenché une explosion nucléaire pacifique pour enrayer une fuite de gaz massive, mais l’explosion a provoqué à l’intérieur de la mine une sorte de capsule vitrifiée qui comprend des déchets hautement radioactifs.

Les mines fermées étant rapidement inondées, il faut constamment les drainer pour éviter que la contamination, radioactive et autre, se diffuse dans l’environnement, d’autant plus qu’elles sont toutes interconnectées. Les autorités des soi-disant « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk ont arrêté le drainage de plusieurs de ces mines parce qu’il coûte cher, notamment celle de Yunkom, en 2018. Récemment, des scientifiques ont effectué des contrôles et confirmé la propagation de la radioactivité dans l’environnement à Donetsk et dans la région de Louhansk17.

Enfin, toujours à Donetsk, d’autres sites radioactifs contenant des déchets dont la plupart se sont accumulés à l’époque soviétique sont menacés, notamment celui qui se trouve sur le territoire de l’usine de produits chimiques de la ville. Là, l’enfouissement des déchets dont la nature exacte et la quantité sont inconnues date de 1963, et l’assainissement est devenu impossible à cause de la guerre. (Selon certains rapports, certaines structures métalliques auraient été démantelées pour servir de ferraille).

Disparition des connaissances et de leur infrastructure matérielle

Autre type de dommage à long terme de la guerre : la destruction du savoir sur l’influence de la radiation pour la santé et l’environnement, et la disparition des vecteurs de ce savoir, que ce soit les personnes, les laboratoires, les échantillons ou les équipements. Il s’agit d’un risque que l’on évoque rarement alors que ces connaissances sont essentielles pour garantir la « visibilité » de ces dégâts dans l’espace public. Les historiens et les sociologues des sciences ont repéré plusieurs cas de production d’ignorance ou de « science défaite » s’agissant des effets de cette pollution toxique sur l’environnement et la santé publique. Les conséquences de cette pollution, dont la contamination radioactive, ne sont pas directement visibles, expliquent-ils18. Or la perception de ces dommages – et la possibilité d’y remédier – demande d’avoir une infrastructure durable et coûteuse qui permet de collecter et d’analyser des données ; elle demande aussi un investissement de temps et de travail intense destiné à produire ces connaissances.

La catastrophe de Tchernobyl n’a été suivie que d’efforts limités19 et la guerre actuelle a provoqué de nouveaux dégâts, dont la destruction et le pillage du CAL (Central Analytical Laboratory, appellation datée de 2015), un laboratoire de recherche rénové récemment et situé dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. Créé grâce à un financement de l’UE, ce laboratoire contenait des équipements coûteux, des échantillons de différents déchets radioactifs et des sources radioactives qui servent à étalonner les équipements. Les chercheurs du CAL étaient chargés de surveiller les radiations et l’environnement de la zone d’exclusion. Chaque année, ils recueillaient environ 5 000 échantillons d’air, d’eau, de sol et d’hydrobiote, les analysaient et en tiraient des données sur la teneur des principaux radionucléides de ces échantillons. Les résultats de ces travaux sur les déchets radioactifs étaient conservés dans la zone d’exclusion. Aujourd’hui, ces échantillons, ces équipements coûteux, ces données et cette vigilance risquent de disparaître20.

La destruction des connaissances est aussi la conséquence de la mort de scientifiques, de chercheurs et d’étudiants ukrainiens, beaucoup de spécialistes ayant mis entre parenthèses leur emploi ou leurs études pour aller se battre. De façon plus générale, leurs conditions de travail se sont sérieusement dégradées pendant la guerre. Moins dramatique, certes, les vieux liens avec les scientifiques russes, y compris ceux qui participaient à l’analyse des déchets hautement radioactifs de la zone de Tchernobyl, ont été rompus.

Photo d’un soldat ukrainien à Prypiat, 3 avril 2022

Photo d’un soldat ukrainien à Prypiat, 3 avril 2022.

Le coup porté au régime international de non-prolifération – et le risque pour l’environnement européen

Dans l’ensemble, la guerre en Ukraine a porté un coup sérieux au régime international de non-prolifération. En 1991, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Ukraine avait hérité du troisième arsenal nucléaire du monde, lequel comprenait des missiles balistiques intercontinentaux, des bombardiers stratégiques capables d’emporter des têtes nucléaires et des armes nucléaires tactiques. L’Ukraine avait-elle la capacité et l’expertise l’autorisant à conserver ces armes en toute sécurité et à devenir un État doté de l’arme nucléaire ? La question a fait débat, mais Marianna Budgeryn, spécialiste de la non-prolifération, en est convaincue : l’Ukraine disposait bel et bien du potentiel scientifique et militaro-industriel nécessaire21.

Dès le début des années 1990, certaines des élites ukrainiennes rappelaient qu’avoir l’arme nucléaire était le meilleur moyen de garantir la souveraineté et la sécurité du pays, en particulier face à la menace russe. Sous la pression des pays occidentaux et, surtout, des États-Unis, l’Ukraine a finalement choisi d’y renoncer et d’adhérer au régime de non-prolifération, mais elle a négocié de pied ferme des garanties de sécurité. Il n’empêche, dès lors que les États-Unis refusaient d’accepter un traité juridiquement contraignant, le mémorandum de Budapest, signé en 1994 par l’Ukraine, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, était avant tout un document politique. Les trois pays s’engageaient à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine et à ne pas utiliser la menace de l’arme nucléaire contre celle-ci. En 2014, quand la Russie a violé ce mémorandum en annexant la Crimée, et que ni les États-Unis ni le Royaume-Uni ne sont intervenus pour protéger l’Ukraine, ce fut un premier coup porté contre cet accord visant à réduire davantage la quantité d’armes nucléaires, voire à les interdire. À long terme, l’affaiblissement du régime de non-prolifération augmente le risque de voir des États essayer de se doter de l’arme nucléaire, et les rares États qui possèdent cette arme seront moins enclins à réduire leur arsenal, encore moins à y renoncer. Enfin, la prolifération nucléaire ne se contente pas d’augmenter le risque d’utilisation de ces armes. L’histoire montre qu’elle contribue à détruire l’environnement et la santé publique.

La guerre en Ukraine a néanmoins provoqué une mobilisation exceptionnelle de chercheurs, de journalistes d’investigation, de juristes et de militants qui collectent et analysent des informations sur les conséquences pour la population, l’économie et la société ukrainiennes, y compris une documentation détaillée sur les crimes de guerre commis par l’armée russe. Les dommages environnementaux ont longtemps été négligés et considérés comme secondaires par rapport aux tueries et aux destructions directement issus de la guerre, désormais ils sont donc au centre de l’attention du public. Cette documentation-là doit tout à la collecte d’informations appelée crowdsourcing et à un suivi professionnel et semi-professionnel. Il n’est pas sûr que cette prise de conscience suffise à prévenir les risques d’utilisation d’armes nucléaires ni de transformation d’installations nucléaires en lieux de guerre. La documentation sur les conséquences humaines et environnementales de la guerre, y compris dans le domaine nucléaire, montre que la distinction artificielle entre technologies civiles et militaires est intenable. En Ukraine l’atome pacifique n’a jamais été totalement pacifique, pire encore, il a été transformé en arme de guerre par la Russie.

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1

Robert Jacobs, « Born Violent : The Origins of Nuclear Power », Asian Journal of Peacebuilding, vol. 7 n° 1, 2019, p. 9-29.

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2

Jacob Hamblin, The Wretched Atom : America’s Global Gamble with Peaceful Nuclear Technology, Oxford, Oxford University Press, 2021.

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3

Sonja Schmid, « A new “nuclear normalcy” ? », Journal of International Political Theory, vol. 15, n° 3, 2019, p. 297-315.

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4

Voir un volume récent sur l’histoire nucléaire de l’Ukraine, qui est une exception : Polina Sinovets (dir.), Ukraine’s Nuclear History : A Non-Proliferation Perspective, Berlin, Springer, 2022.

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5

Oleksandr Cheban, « Ukraine and Soviet Nuclear History », Wilson Center, 15 avril 2016.

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6

Iurii Raniuk, Laboratoriia N° 1, Kharkiv, AKTA, 2001.

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9

Anna Veronika Wendland, « Nuclearizing Ukraine – Ukrainizing the Atom. Soviet nuclear technopolitics, crisis, and resilience on the imperial periphery”, Cahiers du monde russe, vol. 60, n° 2-3, 2019, p. 335-368.

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11

Jane Dawson, Eco-nationalism : Anti-nuclear activism and national identity in Russia, Lithuania, and Ukraine, Durham, Duke University Press, 1996.

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13

Rada suprême d’Ukraine, « Pro Deiaki Zakhody Zabezpechennia Narodnoho Hospodarstva Elektroenerhiieiu, » Postanova, n° 3538-XII, 21 octobre 1993.

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15

L’expression « Explosion nucléaire pacifique » (ENP) désigne l’usage d’explosifs nucléaires à des fins non militaires, généralement pour l’exploitation minière ou l’excavation.

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18

Olga Kuchinskaya, The Politics of Invisibility : Public Knowledge about Radiation Health Effects after Chernobyl, Cambridge, MIT Press, 2014 ; Soraya Boudia et Nathalie Jas (dir.), Powerless Science ? Science and Politics in a Toxic World, New York, Berghahn Books, 2014. Ximo Guillem-Llobat et Agustí Nieto-Galan (dir.), Tóxicos invisibles. La construcción de la ignorancia ambiental, Barcelone, Icaria, 2020.

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19

Kate Brown, « Blinkered science : why we know so little about Chernobyl’s health effects », Culture, Theory and Critique, vol. 58, n° 4, 2017, p. 413-434.

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21

Mariana Budjeryn, « The Power of the NPT : International Norms and Ukraine’s Nuclear Disarmament », The Nonproliferation Review, vol. 22, n° 2, 2015, p. 203-237.