Vers What We Owe to Each Other et au-delà
Alford Professor of Natural Religion, Moral Philosophy and Civil Polity, Emeritus

(Harvard University)

T. M. Scanlon est professeur émérite au département de philosophie de l’université Harvard. Il a obtenu sa licence à Princeton en 1962 et son doctorat à Harvard. Entre-temps, il a étudié un an à Oxford en tant que boursier Fulbright. Il a par la suite enseigné à Princeton à partir de 1966, avant de rejoindre Harvard en 1984. La thèse du professeur Scanlon et certains de ses premiers articles portaient sur la logique mathématique, mais la majeure partie de son enseignement et de ses écrits s’inscrivent dans le champ de la philosophie morale et politique. Il a publié des articles sur la liberté d’expression, la nature des droits, les conceptions du bien-être, les théories de la justice ainsi que sur des questions fondamentales de théorie morale. Dans cet entretien, il revient sur l’origine de son intérêt pour la philosophie morale, l’évolution de son rapport à certaines idées morales kantiennes, la genèse de ses idées concernant la centralité des raisons dans la philosophie normative et l’idée de justifiabilité à autrui comme fondement de la morale.

Invité à l’EHESS le 13 novembre 2017 pour une journée d’étude autour du manuscrit de son livre Why Does Inequality Matter? (Oxford, 2018), il a présenté le lendemain un texte sur « Contractualism and justification » dans le cadre du Séminaire de Philosophie Politique Normative, rattaché au CESPRA.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau, avec la collaboration de Véronique Munoz-Dardé, peu avant le séminaire donné par Tim Scanlon à l’EHESS le 14 novembre 2017, au 105 boulevard Raspail, à Paris. Sa transcription est due à Victor Mardellat (doctorant en philosophie, CESPRA), qui a ajouté une question spécifique sur le contractualisme. Pour une présentation du contractualisme moral de Thomas Scanlon, voir ici.

 

Réalisation : Serge Blerald

Éducation philosophique : de la philosophie des mathématiques à la philosophie morale et politique

Luc Foisneau – Comment êtes-vous devenu un philosophe moral ?

Tim Scanlon – Quand je suis parti étudier en licence à Princeton, j’ai pris quelques cours de philosophie lors de ma première année, simplement parce que mes parents en avaient souvent parlé à la maison. Je pensais que c’était susceptible de m’intéresser, même si je n’avais pas d’idée précise de ce en quoi cela consistait. L’un des cinq cours que j’ai choisis lors de mon premier semestre portait sur Platon, et, au second semestre, j’ai suivi l’un de ces cours traditionnels « De Descartes à Kant ». J’aimais plutôt bien ces cours, même si je ne les trouvais pas faciles. J’avais pensé que je me spécialiserais en mathématiques. Mais pour diverses raisons, liées à de mauvais choix de cours, je m’y suis trouvé insuffisamment préparé. À la fin de ma deuxième année, lorsque je dus choisir ma spécialisation, je me suis donc inscrit en philosophie.

J’aimais bien la philosophie, mais je n’ai pas réellement eu le coup de foudre pour cette discipline avant le second semestre de ma troisième année, lorsque j’ai suivi un séminaire de philosophie des mathématiques avec Paul Benacerraf, alors professeur adjoint, qui venait de terminer une brillante thèse sur le sujet. Paul, qui est devenu mon mentor et, plus tard, un collègue et un ami cher, est un personnage qui peut être assez intimidant, tant ses jugements sont fermes et tranchants. Son intensité et son profond engagement dans l’étude de la philosophie des mathématiques font de lui un enseignant très inspirant. Ainsi, même si je le trouvais plutôt effrayant, j’adorais son cours et décidai que l’année suivante, celle de la rédaction du mémoire, obligatoire pour obtenir un diplôme de licence à Princeton, j’écrirais sur la philosophie des mathématiques sous sa direction.

Le sujet qui m’intéressait était la question de l’existence des objets mathématiques. Il est amusant de constater que l’ontologie – un sujet très abstrait, qui traite de la question de savoir ce qui existe – éveille une passion particulière chez beaucoup de monde. Chez certaines personnes, c’est une passion négative. Ces gens sont vivement attachés au minimalisme ontologique, c’est-à-dire à réduire l’éventail des entités dont ils reconnaissent l’existence (pour une raison que j’ignore, cette tendance semble être particulièrement courante en Australie). Mais c’est la passion inverse qui m’animait. Lorsque j’ai lu un article célèbre de Willard Quine et Nelson Goodman rejetant fermement l’idée que les ensembles ou tout autre type d’objets abstraits puissent exister1, non seulement j’étais en désaccord avec eux, mais je ressentais même une très forte indignation2.

J’ai donc écrit mon mémoire de licence sur ce que l’on appelle le platonisme dans la philosophie des mathématiques – l’idée que des entités mathématiques tels que les nombres et les ensembles existent réellement –, avec Benacerraf comme directeur. Au cours de cette année-là, je me suis engagé dans ce projet comme je ne l’avais jamais fait dans aucune autre entreprise intellectuelle. En milieu d’année, Paul m’a dit que je devais faire une demande d’admission en master de philosophie. Cela ne m’était jamais venu à l’esprit. J’avais toujours pensé que j’irais en école de droit et que je retournerais ensuite dans l’Indiana pour l’exercer avec mon père. Je n’avais jamais songé à faire autre chose. Mais Paul était très insistant. J’étais bien sûr flatté de sa confiance en moi. Mais j’étais effrayé à l’idée de poursuivre sur cette voie. Et la philosophie n’était pas seule en cause : l’idée même d’une vie académique me paraissait étrange, je ne savais pas à quoi cela ressemblerait. J’ai postulé à plusieurs programmes de master, et fus admis. À la fin de l’année, je souhaitais vivement poursuivre en philosophie, mais je n’en avais pas le courage. J’ai donc versé un acompte pour aller en école de droit. Puis, à la dernière minute, j’ai obtenu une bourse Fulbright pour partir à Oxford, pour laquelle j’avais d’abord été inscrit sur la liste complémentaire. Une fois à Oxford, j’ai décidé que je ne pouvais pas renoncer à la philosophie. Au bout d’un an, je suis retourné aux États-Unis, où j’ai rejoint le programme de doctorat de l’université Harvard.

À propos de mon séjour à Oxford, je dois ajouter une anecdote, qui est assez amusante. Au début de ma dernière année à Princeton, je n’avais encore suivi aucun cours de philosophie morale et politique, et je pensais que ces sujets ne m’intéressaient pas. Comme l’a dit un jour de lui-même mon collègue de Princeton et ami Richard Jeffrey, j’étais alors une sorte de positiviste logique adolescent. Toutefois, on m’a dit que si je voulais réussir les examens d’honneur à la fin de ma dernière année3, je devais suivre au moins deux cours de philosophie morale ou politique. J’en ai donc choisi deux. Le premier était enseigné par Jordan Howard Sobel, qui venait de passer son doctorat à l’université du Michigan. Il s’intéressait principalement à l’emploi de méthodes formelles en philosophie morale, sous l’angle de la théorie des jeux et de la théorie de la décision. La moitié du cours traitait de ces approches, et la seconde moitié portait sur la métaéthique des années 1950 – le travail de R. M. Hare, Charles Stevenson, G. E. Moore, et quelques autres. À ma grande surprise, tout cela m’a beaucoup intéressé, en particulier les approches en termes de théorie des jeux et de choix social.

Pendant ce premier séjour à Oxford, et même si je travaillais surtout avec Michael Dummett sur la logique et la philosophie des mathématiques, j’ai donc passé beaucoup de temps à lire des textes de référence sur l’économie du bien-être, comme la Critique of Welfare Economics de Little, le manuel de Luce et Raiffa sur la théorie des jeux, et The Theory of Games as a Tool for the Moral Philosopher de Braithwaite4. Tout cela était très intéressant. J’adorais les méthodes employées. La preuve du théorème d’Arrow, par exemple, était formidable. Mais je ne trouvais pas qu’il s’agissait d’une manière pleinement satisfaisante de faire de la philosophie morale. Je pense que, même à l’époque – je ne crois pas être en train de réécrire le passé –, je trouvais cela frustrant parce que les conclusions auxquelles on parvenait dépendaient toujours trop des préférences choisies au départ.

Ce souci de trouver une base dûment objective pour des arguments et des conclusions morales allait m’occuper pendant de nombreuses années. C’est la question centrale de mon article de 1975, « Préférence et urgence5 », et d’une série d’articles sur l’idée de bien-être parus dans les années 1980 et 1990, tout cela conduisant à la position défendue dans What We Owe to Each Other. Mais mes premiers pas sur cette voie me menèrent à Kant.

Un jour de janvier 1963 – c’était un mois de janvier très froid, au cours duquel presque toutes les canalisations des cuisines et des salles de bains d’Oxford avaient gelé –, j’étais dans le sous-sol de la librairie Blackwell’s, en train de regarder les livres d’occasion, parce que je voulais utiliser l’allocation pour livres qui accompagnait ma bourse. Sur une étagère, j’ai vu un livre noir avec des lettres rouges et blanches sur la tranche qui disaient : « The Moral Law, H. J. Paton6 ». Je me suis souvenu que j’avais souvent vu ce livre dans des bibliothèques de philosophie, et l’ai donc sorti pour y jeter un coup d’œil. C’était, bien sûr, la Fondation de la métaphysique des mœurs de Kant. Je ne savais même pas, à ce moment-là, que Kant avait écrit de la philosophie morale. J’ai pensé que je devais lire ce livre. Je l’ai acheté une livre et demie et suis retourné dans ma chambre pour commencer ma lecture. Je l’ai trouvé extrêmement difficile à comprendre, mais fascinant et stimulant, parce qu’il semblait offrir une solution de rechange rigoureuse aux théories fondées sur les préférences que j’avais étudiées.

J’ai passé la majeure partie des deux mois suivants à lire et à prendre de nombreuses notes sur deux livres, que je me suis donné beaucoup de mal à comprendre. L’un d'eux était la Fondation de Kant, et l’autre un manuel très épais de théorie de la démonstration, Introduction to Metamathematics de Stephen C. Kleene7. Mon premier professeur de logique à Princeton, Raymond Smullyan, avait parlé un jour de ce manuel classique de Kleene comme d’une « monstruosité baroque ». La Fondation de Kant n’est guère assez volumineuse pour être qualifiée de monstruosité, mais son argument, je suppose, est assez compliqué pour qu’on puisse le qualifier de « baroque ». Quoi qu’il en soit, de la mi-janvier à la fin mars, j’ai passé toutes mes matinées à travailler sur ces deux ouvrages difficiles, et j’en étais si heureux que j’ai réalisé que je ne pouvais pas renoncer à la philosophie. J’ai donc décidé de retourner aux États-Unis et de m’inscrire au programme de doctorat de l’université Harvard. Comme je venais de prendre mes distances par rapport à l’utilitarisme du choix social et de devenir kantien, j’étais réellement prêt à faire la rencontre de John Rawls et à travailler avec lui. Mais je ne m’en étais pas rendu compte à l’époque.

Le département de philosophie de l’université Harvard était alors de taille modeste, mais il était composé d’universitaires très distingués. Ses membres principaux étaient Quine et Rawls ; il y avait aussi Roderick Firth, un épistémologue de renom ; Rogers Albritton, extrêmement charismatique et brillant, une de ces personnes qui ne publient presque rien, mais qui exercent une profonde influence sur la profession à travers leur enseignement ; et Stanley Cavell, qui venait de rejoindre le département.

Mon directeur de thèse, Burton Dreben, enseignait la logique. Il travaillait avec Quine, et était un wittgensteinien négatif pur et dur – autrement dit, c’était un partisan du dernier Wittgenstein, pour lequel la philosophie, conçue comme un projet théorique positif, ne pouvait nous mener nulle part. J’ai fini par écrire une thèse sous la direction de Dreben parce que je voulais faire une thèse en logique, et qu’à l’époque c’était la seule personne du département travaillant dans ce domaine. Hilary Putnam, qui a réalisé un travail important dans cette branche de la philosophie, a rejoint le département la dernière année avant mon départ – j’avais déjà bien avancé ma thèse lorsqu’il est arrivé. Dreben était un directeur très gentil et encourageant. Je ne prêtais pas beaucoup d’attention à ses idées philosophiques ; je me contentais de travailler avec lui en logique.

J’ai aussi suivi des cours avec Rawls, que j’ai appris à connaître assez bien, même si la philosophie politique n’était toujours pas mon sujet principal à l’époque. Plus tard, vers 1970, quelques amis, parmi lesquels mon collègue de Princeton Tom Nagel, ont formé un groupe de discussion en philosophie politique et en philosophie du droit qui se réunissait tous les mois à New York ou à Cambridge (Mass.). Rawls en faisait partie. Au cours des cinq années suivantes, je l’ai donc vu une fois par mois dans ce cadre ; c’est là que j’ai vraiment appris à mieux le connaître.

Je n’ai été doctorant à Harvard que trois ans, et à l’automne 1966, je suis parti enseigner à Princeton. On m’avait embauché, surtout, pour donner des cours en logique et dans des matières connexes. Comme c’est mon travail dans ce domaine qui avait impressionné Benacerraf, je suppose qu’il avait recommandé mon embauche. Néanmoins, dans le département de philosophie de l’université de Princeton, beaucoup de monde voulait enseigner ces matières, et l’on avait davantage besoin de cours de philosophie morale et politique. J’étais heureux de m’en charger, et me suis de plus en plus intéressé à ces questions. Même si j’aimais enseigner la logique, je me suis rendu compte que j’avais plus d’idées en philosophie morale et politique. Je me suis donc peu à peu tourné vers ce domaine.

Pendant de nombreuses années, j’ai enseigné la philosophie morale à des étudiants de première année et de niveau intermédiaire, et ces cours portaient toujours, entre autres, sur la Fondation de Kant. Le problème consistant à identifier la meilleure façon de comprendre l’argument de Kant continuait de me fasciner, et j’ai essayé de le résoudre de bien des manières. Lorsque l’on est obsédé par un problème d’interprétation comme celui-ci, il est facile de laisser de côté la question de savoir si l’on accepte vraiment les conclusions de l’argument. Lorsque je prenais du recul pour me poser cette question, mes réponses changeaient d’une année sur l’autre. Pendant un temps, mon degré d’acceptation de ces conclusions augmenta et diminua suivant une courbe trigonométrique sinusoïdale, mais il a fini par décliner toujours davantage. Je ne suis plus kantien. Il m’a fallu toutefois beaucoup de temps pour surmonter la fascination exercée sur moi par la Fondation.

Quelques points de divergence avec Kant

Luc Foisneau – Comment se fait-il que vous ne soyez plus kantien ? Pour le dire autrement, qu’est-ce qui vous a conduit à suivre une autre voie en philosophie morale ?

Tim Scanlon – Eh bien, comme je vous l’ai dit, les différentes formulations de l’impératif catégorique par Kant m’ont d’abord semblé des idées morales extrêmement séduisantes. Dans la troisième partie de la Fondation, Kant a essayé de donner à ces idées un fondement dans l’idée de liberté individuelle, ou d’autonomie, et, pendant plusieurs années, je me suis donné bien de la peine pour saisir le sens de cette entreprise. Après un certain temps, j’en suis venu à la conclusion que cet argument ne fonctionnait pas, mais que les formulations de l’impératif catégorique avaient une valeur indépendante parce qu’elles exprimaient des idées morales extrêmement séduisantes. Elles donnent une image séduisante de nos relations avec les autres, où nous sommes tous des membres du royaume des fins qui doivent être traités comme des fins en soi et non comme de simples moyens. La tentative de Kant de faire remonter ces idées à une conception de notre propre liberté me semblait non seulement infructueuse, mais aussi incapable de leur offrir un fondement d’un genre approprié. Il y est bien plus question de soi que de notre relation à autrui.

Plus tard, je suis arrivé à la conclusion que, même si les diverses formulations de l’impératif catégorique s’approchent de vérités morales importantes, elles n’en sont pas l’expression la plus adéquate. Par exemple, la formulation qui insiste pour que la maxime de notre action soit universalisable est proche de l’idée que, si une limitation de notre liberté d’action est nécessaire pour nous protéger d’une manière ou d’une autre ou pour fournir à la communauté un bénéfice important, alors il serait injuste de nous en exempter. Lorsqu’une action est injuste en ce sens, cela tient aux raisons qui justifient la limitation de notre liberté qui est violée par cette action, non au fait que cette limitation soit ou non voulue par celui ou celle qui la viole8. De même, l’idée qu’il est injuste de traiter quelqu’un « comme un simple moyen » est au premier abord très plausible. Toutefois, lorsque l’on commence à examiner la question de savoir ce que c’est que de traiter quelqu’un comme un simple moyen, l’idée de « moyen » offre moins d’indications qu’il n’y parait à première vue. Être « un simple moyen », c’est n’avoir qu’une importance instrumentale. Traiter quelqu’un comme un simple moyen, c’est donc traiter cette personne d’une manière qui n’accorde aucune importance à ses raisons et à ses intérêts, d’une manière qui ne pourrait pas être justifiée si ses raisons et ses intérêts étaient pris au sérieux. Ainsi, l’idée d’un « moyen » au sens habituel du terme ne contribue pas à expliquer pourquoi il est injuste de traiter quelqu’un comme un simple moyen, lorsque c’est injuste. Tout dépend de la question de savoir quelles formes de traitement peuvent être justifiées d’une manière qui prenne les intérêts de tous au sérieux9. De plus, il m’est apparu que si les diverses formulations de l’impératif catégorique n’épousent pas parfaitement les idées morales qu’elles semblent exprimer, c’est en partie parce que Kant a déformé ces dernières en les faisant entrer de force dans le cadre de sa philosophie plus générale, avec notamment son idée de liberté et sa conception particulière de la dignité humaine.

Il y a, bien sûr, des similitudes frappantes entre ma propre conception du juste et de l’injuste, comme étant déterminés par des principes que nous pourrions justifier auprès d’autrui, et celle de Kant. Toutes deux accordent une importance particulière à des principes généraux, et toutes deux stipulent que ces derniers doivent être justifiables d’une manière qui tienne compte des raisons de tout le monde, s’opposant ainsi à ce que l’on traite autrui « comme un simple moyen ». Mais d’un point de vue kantien, comme je l’ai dit dans mon premier livre, ma théorie est « ouvertement hétéronome10 ». D’après cette dernière, le contenu et l’autorité des principes moraux ont l’un et l’autre pour fondement les raisons que nous avons de traiter autrui de certaines manières, plutôt que le fait que nous puissions vouloir adopter ces principes indépendamment de toute inclination.

Vers le fondamentalisme des raisons

Luc Foisneau Pourriez-vous nous parler maintenant de la fondation différente que vous avez proposée pour la philosophie morale, et de la manière dont elle s’articule avec l’idée que nous sommes des êtres sensibles aux raisons ?

Tim Scanlon – La tradition qui suit Kant, et de fait la tradition dans laquelle lui-même s’inscrivait, met beaucoup l’accent sur l’idée de la Raison en tant que faculté. Mais la Raison avec un R majuscule n’est pas centrale pour moi. J’accorde certes de l’importance au fait que nous soyons des créatures rationnelles, au sens où nous avons la capacité de réfléchir à ce que nous allons faire, où nous sommes capables de prendre des décisions, de présenter des considérations qui nous semblent appuyer ces décisions, et ainsi de suite. Mais je ne vois pas dans la Raison ainsi entendue une source féconde de conclusions substantielles concernant les raisons que nous avons d’agir ou de croire. En outre, je pense que l’idée qu’il y a une distinction nette entre le raisonnement, ou le fait d’être rationnel au sens où l’on répond à des raisons, et l’émotion, ou le fait d’être sujet à des passions, est erronée. L’idée que la Raison et l’émotion sont des facultés, ou des « parties de soi », différentes, est une idée très ancienne en philosophie, mais elle me semble trompeuse. Agir sous l’effet d’une émotion revient à faire certaines choses pour des raisons. Si je suis en colère contre vous, et que j’agis sous le coup de la colère, c’est parce qu’être en colère contre vous implique de voir dans le fait que vous soyez contrarié par mon action une raison de l’entreprendre. Il n’y a donc pas, je pense, de grande différence, ou d’opposition, entre le fait d’être rationnel au sens très général où l’on agit sur la base de ce que l’on considère comme une raison, d’une part, et le fait d’être mû par nos émotions ou nos passions, d’autre part. Lorsque nous sommes mus par une émotion quelconque et que nous faisons quelque chose d’autre que ce que nous avons le plus raison de faire, nous exerçons là encore notre capacité à agir sur la base de ce que nous voyons comme des raisons. C’est simplement que nous le faisons mal.

Bien que la Raison ne soit pas pour moi une idée importante, j’en suis venu à penser que l’idée d’une raison – c’est-à-dire d’une considération qui, dans mes termes, compte en faveur de quelque chose – est l’élément fondamental de la pensée normative. Autrement dit, au niveau le plus fondamental, toute réflexion sur ce que nous allons faire ou sur ce que nous devons faire, que ce soit d’un point de vue moral ou non, porte sur des raisons. C’est une hypothèse à laquelle je suis très attaché. Elle peut s’avérer fausse, mais je la défends depuis assez longtemps.

Luc Foisneau – Comment en êtes-vous venu à cette idée qu’il faut partir, pour poser correctement les problèmes de philosophie morale, non pas de la Raison comme faculté, mais des raisons que nous pouvons avoir d’agir ou de croire ?

Tim Scanlon – 

En 1979-1980, lorsque j’écrivais l’article qui a ensuite donné lieu à What We Owe to Each Other, j’ai eu l’idée de principes que personne ne pourrait raisonnablement rejeter. Et cette idée implique celle d’une raison, de quelque chose qui compte en faveur de notre opposition à un principe. Mais dans cet article programmatique, j’essayais d’expliquer tant le contenu de la morale que son attrait ou son autorité : pourquoi nous l’acceptons, pourquoi nous nous sentons portés à respecter ses exigences. Dans ce texte, « Contractualisme et utilitarisme11 », j’ai appelé cela « le fondement motivationnel de la morale », et j’ai dit que ce fondement résidait dans un désir de pouvoir nous justifier auprès des autres.

Il y avait, bien sûr, beaucoup de débats sur les raisons et les désirs, y compris le célèbre article de Bernard Williams, « Internal and External Reasons12 ». Et l’on me demandait : « Croyez-vous que nous ayons une quelconque raison de respecter les exigences de la morale si nous n’en avons pas le désir ? Ou bien avons-nous une raison de faire ce que la morale exige seulement s’il se trouve que nous avons ce désir précis, en vertu de notre psychologie particulière ? »

Pendant longtemps, disons pendant environ dix ans – entre 1980, lorsque j’ai écrit cet article, et le début des années 1990 – ma position était que je n’avais pas besoin de répondre à cette question pour mener mon projet à bien. Il m’aurait fallu entrer dans des eaux philosophiques plus profondes que celles dans lesquelles j’étais alors prêt à m’aventurer, et je pensais que je pouvais tout simplement m’en dispenser. Au début des années 1990, j’ai toutefois réalisé que je devais m’appuyer sur l’idée de ce qu’est une bonne raison non seulement pour expliquer le fondement motivationnel de la morale, mais aussi pour expliquer ce qu’est un principe que quelqu’un pourrait raisonnablement rejeter. Je devais donc prendre position sur la question de savoir si les raisons dépendent ou non de désirs préexistants.

C’est pourquoi, au cours de l’été 1993 ou 1994, j’ai décidé qu’il fallait que je m’y mette. J’ai passé à peu près un mois à lire l’article de Williams, des critiques de l’article, les réponses de Williams, et ainsi de suite. J’avais l’impression d’être intellectuellement « ballotté », c’est-à-dire tiré d’un côté puis de l’autre entre ces positions incompatibles. Je lisais une chose et elle finissait plus ou moins par me convaincre, puis je lisais une autre chose dans le camp opposé et elle aussi me paraissait convaincante. J’étais perdu en pleine mer.

Un dimanche, je me suis dit : « Il faut que je me ressaisisse, et que je parvienne à une conclusion sur cette question. Demain, j’irai dans mon bureau et j’écrirai pour moi-même une confession, ce que je pense réellement. » Pour m’épargner toute pression inutile, j’ajoutai que l’idée n’était pas d’écrire une ébauche de chapitre pour mon livre, ou un texte destiné à la publication : il s’agirait seulement d’une tentative pour voir de quel côté de la question je me situerais, pour être honnête avec moi-même sur ce que je pense. Supposons que quelqu’un m’ait demandé, en ce dimanche après-midi, de prédire ma conclusion. J’aurais répondu qu’elle serait que, dans de nombreux cas, peut-être même dans la plupart des cas, notre raison de faire certaines choses est de satisfaire l’un de nos désirs, mais qu’il y a d’autres situations dans lesquelles ce que nous devons faire, comme par exemple ne pas tuer quelqu’un ou ne pas voler la voiture de quelqu’un, ne dépend pas du fait que j’aie tel ou tel désir.

Le lundi matin, je suis sorti et j’ai commencé à travailler, et le mardi, je m’étais entièrement convaincu qu’une raison est une considération qui compte en faveur de quelque chose, et que les raisons ne dépendent jamais des désirs. Penser qu’elles en dépendent est une erreur. Avoir un désir suppose de voir une autre considération comme une raison. Désirer boire de l’eau, par exemple, suppose de voir le fait que boire de l’eau étancherait ma soif comme une raison de boire de l’eau. Un désir, c’est comme une perception de ce qui semble être une raison. Cette impression peut être erronée. Nous pouvons désirer des choses que nous n’avons aucune raison de vouloir. Mais lorsqu’un désir n’est pas erroné, c’est cette autre considération, non le désir lui-même, qui constitue notre raison d’agir d’une manière qui « satisfera » notre désir. L’idée que les désirs fournissent des raisons est donc à la fois dépourvue de plausibilité normative, parce que nous désirons tous des choses que nous n’avons aucune raison de vouloir, et démentie par l’expérience de ce que c’est qu’avoir un désir, dès lors que nous examinons attentivement ce en quoi cela consiste.

J’ai été très surpris d’arriver à cette conclusion. Mais c’était il y a vingt-cinq ans, et au fil des ans, je me suis convaincu de plus en plus que cette conclusion était correcte. J’ai des doutes sur d’autres choses que j’ai écrites. Je crains même, comme nous le verrons plus loin, que l’idée de justifiabilité à autrui ne puisse pas nous mener aussi loin que je l’espérais dans notre explication du contenu de la morale. Mais à mesure que les années ont passé, mon adhésion à cette conception des raisons n’a fait que croître.

Cette perspective sur les raisons est liée à ma relation à Kant, ce que, j’en suis sûr, votre question visait à souligner. Pendant les années où je me suis débattu avec la question de savoir ce qu’il faut penser des idées de Kant, je concevais ces dernières comme des idées portant sur la morale, plutôt que comme formant une théorie du raisonnement pratique en général. En arrivant à Harvard, où j’avais Christine Korsgaard comme collègue, j’ai cependant été exposé à un kantisme plus complet. Comme je l’ai dit en décrivant mes premiers jours à Oxford, j’ai d’abord été séduit par la théorie morale de Kant parce qu’elle offre une solution de rechange aux théories qui rendent les conclusions morales trop dépendantes des préférences individuelles. Mais parce qu’elle repose sur les conditions de l’agentivité rationnelle, la théorie de Kant ne me semblait convaincante ni en tant qu’analyse du contenu du raisonnement moral, ni en tant qu’explication de l’autorité des obligations morales. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai fini par comprendre que, pour échapper à un subjectivisme dépourvu de plausibilité, la solution était de souscrire au réalisme normatif, c’est-à-dire à l’idée qu’il y a des vérités, indépendantes de nos désirs, à propos des raisons que nous avons d’agir ou de croire. Concevoir la théorie de Kant comme un rejet général du réalisme sur les raisons m’a permis de mieux apprécier l’étendue du fossé qui sépare nos positions.

Le contractualisme et l’idée de justifiabilité à autrui

Luc Foisneau Après avoir clarifié vos idées concernant la centralité des raisons, vous avez repris le projet consistant à développer une théorie de la justifiabilité à autrui. Pourriez-vous nous expliquer comment cette idée, aujourd’hui très populaire parmi les philosophes, s’insère dans le projet de votre premier livre ?

Tim Scanlon – Après être arrivé à cette nouvelle conclusion sur les raisons, j’ai donné au livre sur lequel je travaillais, What We Owe to Each Other, une structure différente de celle que j’avais d’abord envisagée. J’avais imaginé que, comme mon article « Contractualisme et utilitarisme », il commencerait par une discussion du fondement normatif des obligations morales (ce qui est devenu le chapitre 4 de l’ouvrage). Or, il s’ouvre sur un chapitre sur les raisons, dans lequel je défends la thèse que je viens de présenter, se poursuit avec un chapitre sur les valeurs, dans lequel j’ai essayé d’expliquer ce qu’est une valeur en termes de raisons, puis avec un chapitre sur le bien-être, où j’ai essayé d’expliquer le bien-être en termes de raisons et de valeur. Ma théorie de la morale au sens de ce que nous nous devons les uns aux autres, d’après laquelle une action est injuste si tout principe l’autorisant pourrait raisonnablement être rejeté, n’est exposée que dans les chapitres 4 et 5. Viennent alors d’autres chapitres, sur la responsabilité, sur les promesses et sur le relativisme, dont les analyses reposent sur la théorie morale contractualiste exposée dans les chapitres 4 et 5.

Victor Mardellat Quels sont les aspects du contractualisme qui vous semblent les plus problématiques ?

Tim Scanlon – Je reste attaché aux idées de tous ces chapitres, bien que, comme toujours en philosophie, je leur trouve des problèmes qui doivent encore être résolus. En particulier, il me semble aujourd’hui encore que le genre de contractualisme que j’ai exposé dans les chapitres 4 et 5 offre la meilleure analyse de cette partie de la morale qui concerne ce que nous nous devons les uns aux autres. Par exemple, j’ai terminé il y a peu la rédaction d’un livre sur des objections contre l’inégalité13, et les objections que j’examine sont en grande partie avancées dans une perspective contractualiste. Ainsi, même lorsqu’il n’est pas mon objet à proprement parler, le contractualisme informe mes réflexions morales. Il n’en reste pas moins que l’idée de justifiabilité à autrui pose des problèmes qui appellent une réponse14.

Cette idée remplit deux fonctions dans ma théorie. Elle me sert en premier lieu à expliquer pourquoi nous nous soucions, et pourquoi nous devrions nous soucier, du domaine moral particulier que j’étudie : nous devrions nous en soucier parce que nous avons de bonnes raisons de nous soucier de la justifiabilité de nos actions auprès de celles et ceux qu’elles affectent. Je trouve cette idée extrêmement plausible. C’est d’ailleurs une idée que beaucoup d’autres personnes trouvent séduisantes. Sous une forme ou une autre, cette idée joue un rôle dans l’œuvre de Jürgen Habermas, ainsi que dans celles d’Axel Honneth et de Rainer Forst, parmi d’autres. J’y vois un signe que je suis, pour ainsi dire, sur la bonne voie.

La deuxième fonction que l’idée de justification remplit dans ma théorie, comme dans celles que je viens de mentionner, est d’expliquer le contenu de ce domaine moral : d’expliquer la nature du raisonnement par lequel nous pouvons parvenir à des conclusions sur ce qui est juste et injuste au sens de ce que nous nous devons les uns aux autres, et d’expliquer quelles actions sont justes ou injustes en ce sens. Ce qui fait la singularité de ma théorie, et qui la différencie d’autres théories dans lesquelles des idées de justifiabilité entrent en jeu, c’est le type particulier de justification qui doit d’après elle remplir cette deuxième fonction, et donc la place qu’y tient l’idée de principes pouvant, ou ne pouvant pas, être raisonnablement rejetés.

L’une de mes craintes est que ma réflexion sur le contractualisme ait trop facilement glissé d’une conception de la justifiabilité à une autre – d’une idée générale de ce que les autres ont, tout bien considéré, une raison suffisante d’accepter, qui remplit la première fonction, à une forme plus spécifique de justification, limitée à des types bien précis de raisons, qui remplit le second rôle. Comme je l’ai noté dans mon premier article sur le contractualisme15, il n’est peut-être pas absurde de penser que la justifiabilité joue le premier de ces deux rôles – que si nous devons nous soucier de la morale, c’est parce que nous avons de bonnes raisons de nous soucier de la justifiabilité de nos actions auprès des autres –, mais que la norme pertinente de la justification est formulée par une théorie non contractualiste du juste et de l’injuste. Je ne crois pas que cette objection soit fatale à ma théorie. Nous devons néanmoins la garder présente à l’esprit. Il y a une différence entre deux conceptions de la justifiabilité, et il convient donc d’expliquer pourquoi nous devrions nous soucier de la justifiabilité de nos actions auprès des autres au sens particulier où ma théorie contractualiste entend cette notion.

D’autres problèmes auxquels j’ai réfléchi concernent les termes spécifiques de cette forme de justification. D’après ma théorie, le caractère juste ou injuste d’une action dépend du fait que tout principe l’autorisant puisse (pour cette raison) être ou non raisonnablement rejeté par une personne qui serait d’une manière ou d’une autre affectée par cette action. J’ai précisé que les raisons en question devaient être des raisons « personnelles », c’est-à-dire des raisons ayant pour fondement, pour une personne occupant une position particulière, la manière dont sa vie serait affectée si elle obéissait à ce principe et si les autres se comportaient tel que ce principe l’autorise. Pour savoir s’il serait raisonnable de rejeter un principe (et donc si une action est juste ou injuste), nous devons comparer la raison qu’un individu occupant une certaine position (comme par exemple la personne à laquelle une action porterait atteinte) aurait de rejeter un principe autorisant cette action, avec les raisons que d’autres ont de vouloir disposer des opportunités qu’offrirait ce principe si nous l’adoptions. Cela soulève des questions à la fois à propos de ce qui compte comme une raison pertinente et de la nature de la « comparaison » en question.

J’ai limité les raisons de rejeter un principe aux raisons « personnelles » parce qu’il me semblait que le genre d’injustice dont il est ici question tient à ce que quelqu’un a de quoi protester contre le fait d’être traité d’une certaine manière. Cette limitation a aussi pour effet d’écarter des raisonnements agrégatifs qui me paraissaient irrecevables. Il me semble qu’il y a des situations dans lesquelles nous devons empêcher qu’une personne ne subisse un préjudice très grave même si cela incommoderait légèrement un grand nombre d’autres personnes, et que si le désagrément en question est petit, alors le nombre de ces autres personnes n’a pas d’importance16. La limitation des raisons de rejeter un principe aux « raisons personnelles » garantit que le contractualisme défendra cette conclusion. Mais cette limitation semble aller trop loin. Elle semble incompatible avec le fait de rejeter des principes pour des raisons qui impliqueraient, de manière plausible, qu’il faille sauver cinq personnes ou cinq cents, plutôt qu’une. Derek Parfit a donc recommandé avec insistance que cette « contrainte individuelle » soit abandonnée17. J’y ai résisté, pour la première raison mentionnée ci-dessus, à savoir que le type d’injustice auquel je m’intéresse est lié aux réclamations des individus. J’ai néanmoins étudié la possibilité que, sans trahir cette logique, le caractère raisonnable ou non du rejet d’un principe puisse dépendre du nombre des personnes qui ont des raisons d’insister pour qu’on l’adopte18.

Cela nous amène à la question de savoir de quelle manière les raisons pertinentes doivent être définies et comparées. Il est naturel dans de nombreux cas de faire correspondre la force de ces raisons à la magnitude des facteurs qui les fournissent, tels que des nombres de vies sauvées ou la durée au cours de laquelle une personne souffrirait d’une certaine douleur. Ces quantités offrent une base évidente pour procéder à la comparaison des raisons de différents individus. Il semblerait qu’elles puissent également être additionnées d’un individu à l’autre, pour représenter ensemble la force de la raison pour laquelle tous devraient être, ou ne pas être, affectés d’une certaine manière. Dans certains cas, ce genre d’opération est très plausible, comme lorsque nous devons choisir entre sauver une vie et sauver plusieurs vies. Toutefois il semble aussi ouvrir la voie à des raisonnements agrégatifs inacceptables, comme lorsque l’on dit que des pertes très triviales que des individus distincts en nombre suffisant sont sur le point d’encourir s’additionnent les unes aux autres pour « contrebalancer » une unique perte bien plus grande qui serait subie par un autre individu.

En réfléchissant à cette question, il est important de garder à l’esprit que ce qui détermine le caractère raisonnable ou non du rejet d’un principe, ce sont, au niveau le plus fondamental, les raisons que différents individus ont de s’opposer à un principe donné ou d’insister pour que nous l’acceptions. La durée des moments de plaisir ou de douleur de différents individus peut sembler « s’additionner » d’une manière évidente pour former une plus grande quantité de plaisir ou de douleur (dont aucune personne ne fait l’expérience dans sa totalité). Mais il est moins évident de déterminer quelle répercussion le fait que ces différentes personnes aient chacune une raison de vouloir faire l’expérience de quelque plaisir momentané aura sur le caractère raisonnable ou non du rejet d’un principe dont l’adoption les priverait de ce plaisir. Les faits se rapportant aux raisons individuelles ne semblent pas pouvoir être additionnés les uns aux autres de la même manière que les plaisirs et les douleurs, considérés en eux-mêmes, semblent pouvoir l’être. Garder cette différence à l’esprit peut rendre moins inquiétante la menace d’une agrégation inacceptable.

Le déplacement qui s’opère lorsque, plutôt que de comparer divers montants d’une quantité sous-jacente, telle que le plaisir, nous en venons à comparer différentes raisons, a cependant un coût. Les jugements concernant le caractère raisonnable ou non du rejet d’un principe semblent plus clairs lorsqu’ils reposent sur une comparaison des gains et des pertes des individus qui seraient affectés de diverses manières par ce principe. Il est moins évident de savoir comment procéder pour déterminer si le fait qu’une personne serait affectée d’une certaine manière rend raisonnable son rejet d’un principe dans une situation dans laquelle beaucoup d’autres personnes ont des raisons différentes d’insister sur des interdictions morales qui englobent un tel principe. Mais peut-être que cette complexité accrue est un prix qu’il faut payer, par exemple, pour expliquer la différence entre des situations dans lesquelles les bénéfices et les fardeaux de différents individus « s’additionnent », moralement parlant, et les situations dans lesquelles ce n’est pas le cas.

Projets en cours

Véronique Munoz-Dardé – Sur quoi votre travail actuel porte-t-il ?

Tim Scanlon – D’après le contractualisme, pour comprendre des idées morales familières telles que les droits et d’autres principes du juste et de l’injuste, nous devons identifier les intérêts qu’ils ont pour fonction de protéger, et le coût que représenterait le fait de protéger ces intérêts au moyen de l’adoption de normes de conduite particulières. Cette stratégie générale est ancienne, et nous est familière depuis les écrits de J. S. Mill sur les droits19. Elle est adoptée par le contractualisme comme par le conséquentialisme de la règle contemporain, pour lequel une action est injuste si elle est prohibée par un principe dont le respect général aurait les meilleures conséquences20. La différence entre le contractualisme et diverses formes de conséquentialisme tient à ce qui fait l’importance, pour l’une ou l’autre théorie, des « intérêts » à l’aune desquels la justifiabilité des normes de conduite est évaluée. D’après le conséquentialisme de la règle, ce qui importe, c’est la valeur positive ou négative qui est attachée au fait que des individus soient affectés de telle ou telle manière. Pour le contractualisme, en revanche, ce qui importe, ce sont les raisons que ces individus ont de vouloir ou de s’opposer à ce qu’il soit permis de se traiter les uns les autres de diverses façons. C’est notamment au niveau de cette différence que l’on peut apprécier combien l’idée de justifiabilité auprès des personnes affectées façonne les analyses contractualistes du contenu de la morale. Ce que la morale exige, dans une lecture contractualiste, ce n’est pas seulement que la manière dont nous traitons autrui doive être justifiée d’une manière ou d’une autre, c’est encore qu’elle doive être justifiée d’une manière qui prenne en compte et qui réponde à ses raisons de s’opposer à ces formes de traitement, ainsi qu’aux raisons du même type des autres personnes concernées.

Je trouve que cette stratégie analytique, consistant à expliquer des idées morales familières à partir des raisons sous-jacentes qui les rendent importantes, est extrêmement féconde. Récemment, non content d’avoir étudié de nouveau l’attrait du contractualisme et les questions concernant le contractualisme que j’ai mentionnées plus haut, j’ai repris le projet d’examiner sous cet angle des questions relatives aux droits, à la liberté d’expression et à la tolérance.

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1

Nelson Goodman, W. V. Quine, “Steps Toward a Constructive Nominalism”, Journal of Symbolic Logic, vol. 12, 1947, p. 105-122.

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2

Dans Being Realistic about Reasons (Oxford, Oxford University Press, 2014), chapitre 2, je me suis penché de nouveau sur ces questions d’ontologie, pour répondre à des objections contre l’idée qu’il y a des faits relatifs à ce que nous avons des raisons de faire.

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3

Dans la majorité des pays anglo-saxons, les étudiants qui sont en possession d’un diplôme de licence peuvent passer des examens d’honneur (honors exams) et ainsi obtenir un Honors Degree, un titre académique de recherche permettant d’intégrer un programme de doctorat.

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4

I. M. D. Little, A Critique of Welfare Economics, Oxford, Clarendon Press, 1950 ; Robert Duncan Luce, Howard Raiffa, Games and Decision. Introduction and Critical Survey, Hoboken, John Wiley and Sons, 1957 ; R. B. Braithwaite, The Theory of Games as a Tool for the Moral Philosopher, Cambridge, Cambridge University Press, 1955.

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5

T. M. Scanlon, « Préference et urgence », dans Id., L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2018, p. 97-114, trad. fr. Nicolas Delon.

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6

Emmanuel Kant, The Moral Law. Groundwork of the Metaphysics of Morals, traduit et présenté par H. J. Paton, London, Hutchinson, 1948.

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7

Stephen C. Kleene, Introduction to Metamathematics, Amsterdam, North-Holland Publishing Co., and Groningen, P. Noordhoff, 1952.

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8

Je traite de cette question dans : « How I am not a Kantian », in Derek Parfit, On What Matters, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 116-139.

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9

Je traite de cette question dans le chapitre 3 de T. M. Scanlon, Moral Dimensions. Permissibility, Meaning, Blame, Cambridge, Harvard University Press, 2008.

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10

T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (Mass.), Belknap Press of the Harvard University Press, 1998, p. 6.

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11

T. M. Scanlon, « Contractualisme et utilitarisme », in Id., L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2018, p. 167-206, trad. fr. Jean-Fabien Spitz.

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12

Bernard Williams, « Internal and External Reasons », in Id., Moral Luck. Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, chap. 8, p. 101-113.

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13

T. M. Scanlon, Why Does Inequality Matter ?, Oxford, Oxford University Press, 2018. (N.d.T. : cet ouvrage paraîtra en français aux éditions Agone, dans la collection « Banc d’essais », début 2022).

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14

J’aborde ces problèmes dans T. M. Scanlon, « Contractualism and Justification », in M. Frauchiger, M. Stepanians (éds.), Themes from Scanlon [titre provisoire], Berlin : De Gruyter (à paraître).

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15

Voir T. M. Scanlon, « Contractualisme et utilitarisme », in Id., L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2018, p. 167-206, trad. fr. Jean-Fabien Spitz, voir p. 188-189.

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16

Voir, sur ce point, mon exemple de la salle de télétransmission dans What We Owe to Each Other (Cambridge, Belknap Press of the Harvard University Press, 1998, p. 235).

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17

Voir Derek Parfit, On What Matters, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 4-5, 196-212.

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18

J’examine cette possibilité dans « Contractualism and Justification », in M. Frauchiger, M. Stepanians (éd.), Themes from Scanlon [titre provisoire], Berlin : De Gruyter (à paraître).

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19

Voir John Stuart Mill, L’Utilitarisme, chapitre V.

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20

C’est une exposition sommaire de la théorie, dont il existe plusieurs versions. Pour une bonne introduction, voir : Brad Hooker, « Rule Consequentialism », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy.

Ouvrages

 

What We Owe to Each Other, Cambridge, Belknap Press of the Harvard University Press, 1998.

 

Moral Dimensions. Permissibility, Meaning, Blame, Cambridge, Harvard University Press, 2008.

 

Being Realistic about Reasons, Oxford, Oxford University Press, 2014.

 

Why Does Inequality Matter?, Oxford, Oxford University Press, 2018.

 

Articles cités dans l'entretien

 

“Contractualism and Utilitarianism”, in Amartya Sen, Bernard Williams (eds), Utilitarianism and Beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 103-28 (reprinted in T. M. Scanlon, The Difficulty of Tolerance. Essays in Political Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 124-150).

 

“Preference and Urgency”, The Journal of Philosophy, vol. 72, 1975, p. 655-669 (reprinted in T. M. Scanlon, The Difficulty of Tolerance. Essays in Political Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 70-83).

 

“How I am not a Kantian”, in Derek Parfit, On What Matters, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 116-139.

 

“Contractualism and Justification,” in M. Frauchiger, M. Stepanians (eds.), Themes from Scanlon [tentative title], Berlin, De Gruyter (forthcoming).

 

Autres références citées dans l'entretien

 

R. B. Braithwaite, The Theory of Games as a Tool for the Moral Philosopher, Cambridge, Cambridge University Press, 1955.

 

Robert Duncan Luce, Howard Raiffa, Games and Decision. Introduction and Critical Survey, Hoboken, John Wiley and Sons, 1957.

 

Nelson Goodman, W. V. Quine, “Steps Toward a Constructive Nominalism”, Journal of Symbolic Logic, vol. 12, 1947, p. 105-122.

 

Brad Hooker, “Rule Consequentialism”, in The Stanford Encyclopedia of Philosophy.

 

Emmanuel Kant, The Moral Law. Groundwork of the Metaphysics of Morals, translated and analysed by H. J. Paton, London, Hutchinson, 1948.

 

Stephen C. Kleene, Introduction to Metamathematics, Amsterdam, North-Holland Publishing Co., and Groningen, P. Noordhoff, 1952.

 

M. D. Little, A Critique of Welfare Economics, Oxford, Clarendon Press, 1950.

 

John Stuart Mill, Utilitarianism, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

 

Derek Parfit, On What Matters, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2011.

 

Bernard Williams, “Internal and External Reasons”, in Id., Moral Luck. Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, chapter 8, p. 101-113.