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Bourdieu et la Chine
Directrice de recherche / Directrice d'études

(CNRS/EHESS - CESSP-CSE)

Cet article est la version numérique de la notice "Chine" de Gisèle Sapiro et Hélène Seiler extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).

L’œuvre de Bourdieu ne commence à être connue en Chine que dans les années 1990, moment d’internationalisation de sa réception au-delà de l’Europe et des Amériques [Sapiro et Bustamante 2009]. Moment aussi d’ouverture de la Chine aux théories étrangères, ouverture qui soulèvera par la suite un débat entre ceux qui la promeuvent et les défenseurs de savoirs indigènes, notamment au sujet de l’oubli dans lequel est tombée la riche histoire de la sociologie et de l’anthropologie avant 1949, et la nécessité de « siniser » les paradigmes sociologiques.

Supprimée en 1952, la sociologie n’est réhabilitée qu’en 1979 et devient rapidement une discipline académique à part entière tandis que sont créés des instituts de recherche [Roulleau-Berger 2008]. Elle est surtout en relation avec les sociologues étasuniens. En 1994, la revue chinoise Sociologie étrangère présente La Distinction à la suite du vaste écho rencontré par la version anglaise du livre, puis publie d’autres articles sur la théorie du capital culturel, de la reproduction et de la lutte des classes, ou encore sur La Noblesse d’État. De nombreux commentaires sont dès lors consacrés à la théorie et aux concepts élaborés par Bourdieu, sous forme d’articles et d’ouvrages, à l’instar de La Théorie sociale de Bourdieu (2004) de Gao Xuanyang et de La Culture et le pouvoir symbolique (2005) de Zhang Yi. Cette théorie nourrit aussi les recherches sur la mobilité sociale. S’appuyant entre autres sur Bourdieu, Li Lulu élabore la théorie de la double reproduction sociale pour analyser la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché : cette dernière a en effet renforcé l’hérédité sociale (influence de la position sociale des pères), et donc la reproduction directe de la structure de classes, au détriment de l’identité politique (appartenance au Parti communiste) qui prévalait avant les réformes des années 1980, dans l’accès aux positions dominantes, tout en maintenant un mode de reproduction indirecte par le biais du système scolaire [Li Lulu, « Transition et stratification sociale », in Roulleau-Berger 2008 : 127]. Ce modèle élaboré pour la Chine peut être généralisé. La sociologie de Bourdieu a également un impact en science de l’éducation [Li et Shi 2018].

Les premières traductions d’ouvrages de Bourdieu en chinois paraissent dans la deuxième moitié des années 1990 : en 1996 sort Libre-échange, entretiens du sociologue avec l’artiste conceptuel Hans Haacke sur l’autonomie de l’art et de la science face aux pouvoirs politique et économique ; l’année suivante, ce sont les entretiens avec Loïc Wacquant, Invitation to reflexive sociology, traduits de l’anglais, et qui servent d’introduction à son œuvre. Suit en 2000 Sur la télévision, livre le plus traduit de Bourdieu, et qui a des répercussions immédiates dans un pays où les médias sont bâillonnés et dans lequel la télévision exerce un puissant pouvoir symbolique sur les esprits. À partir de 2001, date de parution des Règles de l’art, le rythme s’accélère, trois titres en 2002, trois en 2003, puis diminue légèrement (un ou deux par an). Nombre de ces projets avaient été engagés avant le décès du sociologue en 2002. Par-delà l’intérêt que suscite son travail dans le champ académique, on peut y voir l’effet de son passage des Éditions de Minuit aux Éditions du Seuil, maison jouissant d’une réputation internationale en sciences humaines, et qui a, dans cette catégorie, le nombre le plus élevé d’ouvrages traduits du français en d’autres langues.

Libre-échange, trad. chinoise
Les Règles de l'art, trad. chinoise
Homo academicus, trad. chinoise

à gauche : traduction chinoise de Bourdieu, 1996, Libre-échange.

au milieu : traduction chinoise de Bourdieu, 2011, Les règles de l'art, Central Compilation and Translation Press.

à droite : traduction chinoise de Bourdieu, 2006, Homo academicus, Guizhou renmin chubanshe. 

 

On distingue trois ensembles : des ouvrages de recherche des années 1990 publiés au Seuil ou chez Raison d’agir (La Domination masculine, Les Règles de l’art, Méditations pascaliennes, Science de la science et réflexivité, Raisons pratiques, Le Bal des célibataires, La Misère du monde, auxquels on peut ajouter la conférence-débat sur Les Usages sociaux de la science), les petits livres d’intervention de cette époque parus chez Raisons d’agir (Contre-feux 1 et 2, réédités en un volume), et des travaux antérieurs ayant acquis le statut de classiques (La Reproduction, Les Héritiers, La Noblesse d’État, Le Sens pratique, Ce que parler veut dire, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, La Distinction, L’Amour de l’art, Un art moyen, Esquisse d’une théorie de la pratique). Plutôt qu’un effet de rattrapage, il faut y voir une marque du processus de classicisation de l’œuvre et de son entrée au canon des sciences humaines et sociales. Les difficultés de la traduction donnent lieu à des travaux réflexifs [Zhang 2017].

 Liu Lu, chercheure spécialisée en littérature étrangère à l’Académie chinoise des sciences sociales, qui a traduit plusieurs ouvrages de Bourdieu, l’a découvert pendant qu’elle faisait sa thèse sur Sainte-Beuve, par le biais de son directeur de thèse, spécialiste de Baudelaire. Bourdieu n’était alors lu par les philosophes et sociologues qu’en anglais. Elle traduit d’abord, à la fin des années 1990, Les Règles de l’art, puis Méditations pascaliennes, Sur la télévision, La Distinction et Esquisse pour une auto-analyse chez différents éditeurs, incluant un appareil critique et des postfaces dédiées aux problèmes de traduction. Les premiers tirages, entre 3 000 et 5 000 exemplaires, sont rapidement réédités dans des versions révisées.

Hockx_The literary field of Twentieth Century China

Hockx M., 2019, 

The Literary field of twentieth century China,

Londres, Routledge

Selon son témoignage (recueilli le 20 juillet 2012), Les Règles de l’art a eu une incidence très significative sur les études littéraires dans un pays communiste où la tradition de la sociologie de la littérature de Georg Lukács ou de Lucien Goldmann était bien établie : le concept de champ ouvrait de nouvelles perspectives. Shao Yanjun a par exemple employé ce concept dans son ouvrage Le Champ littéraire incliné (2003), qui analyse les logiques hétéronomes que le tournant de l’édition vers la logique de marché a introduites dans la production littéraire chinoise contemporaine. Michel Hocks [2019] a publié un ouvrage qui fait autorité sur le champ littéraire chinois au XXe siècle. La notion d’hétéronomie a également été appropriée par Deng Zhenglai, dans un ouvrage paru en 2000, pour analyser le rapport des sciences sociales chinoises aux pouvoirs temporels et aux institutions de la censure, ainsi qu’aux sciences sociales occidentales. Tao Dongfeng a quant à lui employé certains des concepts du sociologue pour étudier le rôle des intellectuels et la transformation de leur fonction dans la société chinoise, à travers notamment les débats sur l’humanisme des années 1990, entre d’un côté les défenseurs d’un humanisme académique, et de l’autre les champions de la libéralisation consumériste et les partisans des « post »-théories [Veg 2019 : 39]. À Hong Kong, ce sont les travaux utilisant Bourdieu pour construire une sociologie de la traduction qui sont importés [Wang 2011].

En tant qu’objet d’étude, Bourdieu accorde moins d’attention à la Chine qu’au Japon ou à l’Angleterre, mais il s’intéresse au moins à deux phénomènes que sont le mandarinat et la corruption institutionnelle. Évoqué très brièvement dans Homo academicus, notamment pour critiquer son usage semi-savant dans la polémique ordinaire [Homo academicus : 23, 193], le mandarinat sert à Bourdieu de modèle pour penser les mécanismes qui sous-tendent la (re)production des élites en France – et en particulier celles au service de l’État. S’appuyant sur un article de Jean-François Billeter [1977] qu’il a publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, il fait ainsi référence à l’exemple chinois lorsqu’il met au jour les règles et rites d’institution voués à la reproduction des élites que sont les concours réputés les plus difficiles [La Noblesse d'État : 151]. Dans l’introduction à Homo academicus, à laquelle il donne le même titre que le pamphlet du mandarin Li Zhi [2016], « un livre à brûler », Bourdieu rapproche sa démarche de celle de cet intellectuel chinois de la fin du XVIe siècle du fait que ce dernier avait exposé de manière critique les rouages du mandarinat, et évoque les risques encourus par celui qui « vend la mèche » en dévoilant les coulisses de son propre univers social [Homo academicus : 13].

Dans son cours du 7 novembre 1991 au Collège de France [Sur l’État], Bourdieu qualifie ces types d’individus de « Purs » en ce qu’ils font preuve d’» intégrité sans compromis » malgré le risque de se voir exclus du champ dont ils ont révélé les règles tacites [Sur l’État : 450‑451]. Dans ce cours, largement adossé à l’article du sinologue Pierre-Étienne Will [1989], qui vient d’être élu au Collège de France, Bourdieu se penche sur le cas chinois afin de montrer les invariants sociaux dans les logiques qui sous-tendent le champ bureaucratique à travers l’analyse des phénomènes de corruption structurale (adjectif qu’il préfère à « institutionnelle » [Sur l’État : 449]), des jeux de droits et de passe-droits auxquels s’adonnent les fonctionnaires en tant qu’intermédiaires manipulant et contrôlant des capitaux informationnels. Il analyse aussi l’écueil du double jeu, une « prosopopée permanente » que Bourdieu identifie comme une « imposture mandarinale » typique de fonctionnaires se posant en représentants de l’État pour procéder à une « appropriation privée de l’universel » [Sur l’État : 453]. En juin 1998 et septembre 1999, Bourdieu organise à la Fondation Hugot, avec des historiens, des sinologues et des sociologues, deux journées sur la science de l’État, qui déboucheront sur un numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales (no 133, 2000), qu’il introduit avec Will et Olivier Christin [Bourdieu 2000]. Dans un autre numéro de cette revue consacré à Sur l’État, Will [2014] proposera des pistes en vue de poursuivre la réflexion de Bourdieu sur la sociogenèse de l’État à partir du cas chinois.

► Pour aller plus loin, autres notices du

Dictionnaire international Bourdieu à consulter :

 

Actes de la recherche en sciences sociales, Capital culturel, Champ, Champ Bureaucratique, Classe(s) sociale(s),

Collège de France, Culture, Décès, Distinction (La),

Économie, Édition, Éducation, État, États-Unis, Fonctionnaire,

Goldmann, Habitus, Héritage, Hétéronomie, Homo academicus,

Intellectuel(s), Invariant(s), Invitation à la sociologie réflexive,

Japon, Libre-échange, Littérature, Lutte(s),

Méditations pascaliennes, Minuit, Mobilité sociale,

Noblesse d’État (La), Pouvoir symbolique, Pratique,

Règles de l’art (Les), Rites d’institution,

Seuil, Sur l’État, Sur la télévision, Traduction

Dictionnaire international Pierre Bourdieu

    Bourdieu P., 1984, Homo academicus, Paris, Minuit, nouvelle éd. augmentée d’une postface, 1992.

     

    Bourdieu P., 1989, La Noblesse d’État. Grandes Écoles et esprit de corps, Paris, Minuit.

     

    Bourdieu P., O. Christin et P.-E. Will, 2000, « Sur la science de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 133, p. 3‑11.

     

    Bourdieu P, 2012, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989‑1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil.

    Billeter J.-F., 1977, « Contribution à une sociologie historique du mandarinat », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 15, p. 3‑29.

    Hockx M., 2019, The Literary field of twentieth century China, Londres, Routledge.

    Li C. et Z. Shi, 2018, « Review and comments on Bourdieu’s sociological thoughts and its influence on educational research in China », Jiaoyuxue zaixian (Les sciences de l’éducation en ligne), n° 8/9 [en ligne].

    Li Z., 2016, A book to burn and a book to keep, trad. angl., New York, Columbia University Press.

    Roulleau-Berger L., 2008, La Nouvelle Sociologie chinoise, Paris, CNRS Éd.

    Sapiro G. et M. Bustamante, 2009, « Translation as a measure of international consecration. Mapping the world distribution of Bourdieu’s book in translation », Sociologica, n° 2.

    Veg S., 2019, Minjian. The Rise of China’s grassroots intellectuals, New York, Columbia University Press.

    Will P.-É., 1989, « Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle. Sur quelques dilemmes de l’administration impériale à l’époque des Qing », Études chinoises, VIII, p. 69‑141.

    Wang Y., 2011, « Translation through a Bourdieusian sociological lens », Yixue yanjiu (Studies about the art of translation), n° 1, p. 5‑13.

     

    Zhang Y., « Traduire Pierre Bourdieu en chinois : les défis culturels », Synergies Chine, n° 12, 2017, p. 163‑171.

    Pour citer cette publication

    Gisèle Sapiro et Hélène Seiler, « Bourdieu et la Chine » Dans « Pierre Bourdieu et le politique », Politika, mis en ligne le 28/10/2020, consulté le 25/10/2022 ;

    URL : https://politika.io/index.php/en/node/770