L’image du défilé sur la Place rouge qui s’est déroulé le 7 novembre 2017, un siècle jour pour jour après l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks en Russie, en dit long sur une commémoration du centenaire en rupture profonde avec toutes les célébrations qui ont scandé le XXe siècle. L’objectif n’était pas de célébrer la Révolution mais le défilé du 7 novembre 1941, tenu alors que les troupes allemandes étaient aux portes de Moscou. En 2017, aucune dimension révolutionnaire n’est suggérée : seule la grandeur d’une Russie éternelle et combattante, dont la naissance est tout autre que soviétique, mais bien impériale, est mise sur le devant de la scène (E. Koustova). Les atermoiements des autorités russes pour célébrer ce moment, autant que le faible engagement du monde politique ailleurs en Europe (Bronnikova et al.) montrent la distance parcourue en quelques années. Le centenaire a marqué l’enterrement définitif d’une mythologie révolutionnaire plutôt que la réactivation de son usage politique. 1989 et 1991 sont passés par là ; et si on compare les transformations des anniversaires d’Octobre entre 1918 et 1991 à celles qui ont suivi, le temps écoulé entre 1917 et aujourd’hui semble s’être brusquement accéléré.
Depuis quelques années déjà, 1917 n’est plus vraiment au cœur des commémorations en Russie. En 2013, une exposition dans un lieu prestigieux du centre de Moscou était inaugurée en grande pompe, en présence de Vladimir Poutine et du patriarche de Russie. Organisée avec la participation de l’Église orthodoxe russe et du ministère de la Culture, elle était consacrée à la dynastie des tsars : Les Romanov, mon histoire1. 1917 y apparaissait comme un accident provoqué par les alliés de l’Empire russe qui avaient déclenché une guerre meurtrière à laquelle Nicolas II, par loyauté, n’aurait eu d’autres choix que de participer, malgré ses tentatives pour intercéder en faveur de la paix. En rien responsable d’une escalade due à ses seuls alliés, en particulier la France et la Grande-Bretagne, le dernier des Romanov n’était pas dans cette exposition un monarque faible et amoindri, mais un grand tsar victime des puissances étrangères ; la situation politique et sociale de l’Empire était quant à elle présentée sous ses plus beaux atours. La Révolution et la chute du tsar y faisaient figure de catastrophe, au même titre que le « règne » de Boris Eltsine, fossoyeur de l’URSS. Staline était présenté comme celui qui avait su rétablir ordre et puissance après l’effondrement de 1917, Poutine comme celui qui avait redonné à la Russie son rayonnement après le désastre de la perestroïka et l’éclatement de l’URSS. En toute logique, l’exposition se terminait par une vidéo qui plaçait Vladimir Poutine en digne continuateur des Tsars.
Durant des décennies, 1917 a fédéré, à l’ouest de l’Europe, les oppositions politiques, offrant un « modèle révolutionnaire », fortement ancré dans la mythologie d’Octobre et l’effacement de Février – les événements populaires des premiers mois de l’année étaient en quelque sorte fondus dans la prise de pouvoir par les bolcheviks. Ce modèle a marqué autant les mouvements révolutionnaires sud-américains que les rhétoriques communistes à l’Ouest, quand bien même Varsovie, Budapest, Prague avaient déjà fait planer un doute certain sur le modèle soviétique, tandis que le stalinisme projetait une ombre des plus inquiétantes sur la nature même d’Octobre. Les rhétoriques politiques s’en emparaient cependant toujours ; les historiens débattaient de la nature du pouvoir, de la place de la société, de la dimension réellement populaire et de la nature autoritaire ou totalitaire du monde soviétique. Or cette contemporanéité durable du mouvement révolutionnaire de 1917 n’a été qu’exceptionnellement présente en Europe durant l’année du centenaire. La prise de distance est très forte en Russie, même parmi les mouvements de contestation, qui font davantage référence à 1968 qu’à 19172. En France, ce faible engagement politique apparaît par exemple dans l’exposition quelque peu minimaliste proposée par le Parti communiste français, où ne furent montrées que des reproductions d’affiches3. Dans ce même pays, seuls deux ou trois ouvrages politiques écrits par des leaders de partis d’extrême-gauche ont vu le jour4. Et si de nombreux livres ont porté sur Lénine, ils n’avaient pour leur grande majorité guère d’ambition politique large, se présentant plutôt comme des biographies historiennes5.
Sans doute, aux États-Unis, le centenaire fut-il prétexte à une commémoration officielle devant un monument élevé aux victimes du communisme, mais il n’apparaît pas comme élément important dans la politique mémorielle américaine (Koposov). Sans doute aussi, la persistance du modèle fut-elle portée par plusieurs manifestations en Amérique latine, là où subsistent probablement le plus de références, parmi les mouvements politiques de gauche, au modèle révolutionnaire d’Octobre (Herrera et Acha)6.
En Russie même, comment rendre intelligible, au sein d’une histoire politique et sociale longue, la rapidité de la transformation d’une journée de commémoration (Fayet, Koustova) ? Le trait qui lie les cérémonies de la période stalinienne à celle de 2017, est celui de la mise en scène internationale d’une puissance retrouvée, dans les deux cas. Dans le premier il s’agit toutefois d’une puissance née du souffle d’Octobre : la Révolution avait conduit à l’affaiblissement du pays, pour un temps seulement (celui de la guerre civile, de la perte de territoires, des échecs du communisme de guerre), et la Russie retrouvait sa puissance. Dans le second cas il s’agit de montrer que la Russie est sortie d’un autre écroulement, celui de la perestroïka, de l’éclatement de l’URSS, de la crise sociale et économique profonde des années 1990-1993. Si la commémoration de 1917 devient affirmation de puissance et d’unité retrouvée d’un pays qui doit compter dans le monde, non en tant que modèle socio-politique mais en tant que puissance, il n’y a de fait plus grand-chose à conserver du modèle révolutionnaire. C’est la renaissance d’une puissance qui prend ses racines dans un passé millénaire qui est présentée à nos yeux, non l’universalité d’un modèle politique.
Hors de cette dimension d’affirmation de la place de la Russie sur la scène internationale, ce sont des aspects particuliers de la société, du monde des arts, etc., qui ressortent lors de nombreux événements liés au centenaire, caractérisés en Europe occidentale (Bronnikova et al.), en Russie (Koustova), ou encore aux États-Unis (Koposov), par la prédominance des conférences universitaires et des expositions consacrées aux mouvements artistiques. Bien peu furent ceux qui s’emparèrent de cette occasion pour célébrer plus qu’évoquer Octobre.
Ces diverses manifestations, colloques ou expositions ont réinscrit 1917 dans son temps, sans chercher à lui donner une dimension universelle et atemporelle. L’exposition Et 1917 devient révolution…7 a notamment suivi ainsi une telle approche (Blum). Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y avait aucune dimension politique dans la nature de ces actions culturelles et scientifiques, mais elle tenait plus à l’actualité des relations entre la Russie et les pays où elles se déroulèrent qu’à une interprétation de la Révolution (Bronnikova et al.).
1917 ne serait-elle donc plus qu’histoire, un peu comme tout autre mouvement révolutionnaire, ancrée dans un territoire, un régime, une société particulière, perdant ainsi son caractère universel ? Que faire de l’immense écho qu’Octobre porta, des décennies durant ? Un objet d’histoire en soi, largement dissocié de l’histoire de l’année révolutionnaire ? L’explosion documentaire qui suivit la perestroïka a transformé en profondeur le travail de l’historien et les débats autour de 1917 et du régime soviétique. Certains poursuivirent un agenda clairement politique, rapidement après cette ouverture, profitant ensuite de l’éclatement de l’URSS et de la fin du bloc de l’Est pour se placer dans une telle perspective, guère novatrice. La plupart des historiens cependant, en particulier une jeune génération dont le travail de terrain débuta au moment de ces ouvertures et de la chute du bloc, prirent un temps d’arrêt pour se dégager d’une histoire par trop ancrée dans le présent et pour commencer à écrire une histoire complexe, riche, ne donnant plus d’enseignements politiques directs pour ce présent. L’histoire écrite par cette nouvelle génération, à partir du milieu des années 1990, est celle d’un long XXe siècle, dans laquelle histoires sociale, politique et culturelle se mêlent. S’y ajoute aussi une histoire à l’international, repensée à la lumière de cet événement, telle l’histoire latino-américaine (Acha & Herrera).
L’année 2017 a aussi permis de mieux mettre en lumière les réécritures de l’histoire qu’on observe dans les États issus de l’URSS et dans les pays de l’ancienne sphère soviétique, réécriture portée surtout par le souhait de dégager les histoires nationales de l’histoire soviétique afin de constituer un récit autonome. En Ukraine, cela se traduit par l’effacement de toute idée de révolution dans l’analyse même du moment 1917, au profit d’une histoire pensée en termes d’occupation, d’invasion, mettant en relief la continuité d’une histoire impériale et une « décolonisation » (le terme est parfois employé) brièvement initiée puis interrompue pour plus de soixante-dix ans (Roman Podkur). Cette lecture qui privilégie une domination politique de nature impériale ou coloniale, dans laquelle le mouvement populaire disparaît comme acteur des bouleversements, est bien entendu discutable, tant les violences qui traversent ces espaces mêlent des confrontations, exacerbées par la guerre, de nature très diverses : confrontations sociales, ethniques (pogroms antisémites, violences opposant populations polonaises et ukrainiennes), oppositions entre le monde urbain et rural, etc.
Cette réécriture, qu’on observe ailleurs (en Estonie, Lettonie et Lituanie par exemple, mais aussi en Pologne et dans les autres pays d’Europe centrale et orientale) est fortement présente en Russie, avec la volonté de rétablir une continuité entre l’histoire de l’Empire russe et la Russie contemporaine. La révision ne se limite pas à 1917 et aux années qui suivirent : la Seconde Guerre mondiale est au cœur du récit mémoriel en Russie ; elle l’est aussi, sous la forme d’une histoire de la « double occupation », dans les États occidentaux issus de l’URSS. Les années révolutionnaires restent néanmoins importantes dans les récits de ces derniers États, comme le soulignent les commémorations de l’année 1918 (année des indépendances baltes ou ukrainienne). La chute de l’URSS a contribué à mettre à l’ordre du jour la sortie d’Empire débutée en 1917 puis rapidement interrompue, la constitution éphémère d’une Europe qui naît de la Première Guerre mondiale et de la Révolution et qui fut, durant quelques années, si semblable à celle qui naquit de 1989-1991 en termes de configurations étatiques et nationales.
Que faire alors de ces réévaluations du passé qui traversent aujourd’hui toute l’Europe ? Doit-on les prendre au sérieux ou les considérer comme simplement issue d’une volonté d’écrire de nouvelles histoires nationales, dans des États longtemps soumis à une histoire marquée par le mouvement révolutionnaire ? Souvent orientées par des « romans nationaux », ces diverses lectures n’en posent pas moins parfois des questions intéressantes. Elles décentrent le regard historien, mettent en perspective des problématiques communes à plusieurs territoires (insérant par exemple les différentes déclinaisons régionales du mouvement révolutionnaire et des bouleversements de ces années-là dans une problématique de fin d’Empire).
Ce centenaire a assurément permis d’expliciter nombre d’interrogations sur la contemporanéité de cette révolution, sur sa lecture au vu de ce qu’est devenu l’URSS un siècle après, sur l’insertion de l’histoire soviétique dans l’histoire européenne et dans l’histoire mondiale. Nous évoquerons, pour clore cette présentation, deux autres questionnements, parmi bien d’autres.
D’une part, la « normalisation » de l’histoire de 1917 et de ses suites, en URSS, est-elle un bien ou occulte-t-elle au contraire la portée de cet événement tout le long du XXe siècle ? En affaiblissant la nature exceptionnelle de ce mouvement et sa portée universelle, rend-elle justice à l’histoire du XXe ou l’appauvrit-elle en réduisant la focale ? Si « Octobre n’est qu’une révolution parmi tant d’autres. Celle qui a eu le dessus. Celle qui a pris le pouvoir, puis est devenue mythe et idéologie, technique du parti et de l’État » (Orecchio), peut-on comprendre qu’elle devint mythe, et rendre justice à l’immense écho qui courut durant le « siècle soviétique »8? C’est dans le cadre d’une distinction implicite entre la compréhension de l’année révolutionnaire et la construction du mythe et de son idéologie, qu’on écrit aujourd’hui cette histoire. Le centenaire a permis de replonger dans l’histoire d’une année révolutionnaire, dans l’histoire des mouvements populaires et de ceux qui tinrent, un temps, le pouvoir entre leurs mains. En revanche, elle n’a guère été l’occasion d’une réflexion sur son immense écho.
D’autre part, peut-on en conclure une forme de marginalité de 1917 dans le monde contemporain ? Ce mouvement révolutionnaire ne peut-il fournir quelques clés à la compréhension des mouvements sociaux actuels ? Pourquoi le moment 1917 est-il si peu évoqué, en France, pour analyser le mouvement des gilets jaunes – même parmi les historiens et autres intellectuels qui prennent des positions favorables ou compréhensives –, alors que certaines formes de radicalité de ces mouvements, les transformations ou coupures qui se créent entre diverses interprétations et divers moments, pourrait rappeler la distance parcourue en 1917 entre février, son enthousiasme presqu’unanime, et juillet ou août, où se confrontent et se cristallisent des peurs diverses, sur le caractère parfois extrême de ce mouvement ? La question pourrait peut-être aussi être posée pour ce qui fut appelé « les printemps arabes ». Serait-ce parce que la lecture idéologique qui avait submergé l’interprétation d’Octobre, en avait effacé, pour longtemps, la dimension réellement sociale, populaire sur le court-terme et avait mis au second plan, sans pour autant l’oublier, l’absence de réponse d’un pouvoir politique à une profonde crise sociale ? 1917 n’est certes plus un modèle qui fonde une idéologie universelle. Il n’en présente pas moins des formes de contemporanéité : comme le déroulement de mouvements de contestation sociale et politique, recelant en eux-mêmes de nombreuses contradictions, mais qui n’en sont pas moins acteurs de bouleversements politiques, ouvrant vers de multiples possibles – lesquels se réduisent avec le temps sous l’effet de décisions politiques incomprises, en décalage avec le mouvement qui a porté ces forces politiques. À scruter son passé, dégagé du mythe d’Octobre, 1917 recèle encore du présent – peut-être encore des futurs.
Notes
1
Voir les présentations de l'exposition sur le site du Manège de Moscou et du Parc Historique de Moscou (consulté en mars 2019).
2
Selon certains travaux analysant ces mouvements à l’aune des passés révolutionnaires qui sont évoqués comme modèles : voir en particulier l’article de Natalia Smolianskaia, à paraître dans Politika, (à partir de sa contribution au colloque « Les trajectoires d’Octobre 1917 : origines, échos et modèles de la révolution », Paris, novembre 2017).
3
Sur les murs du fil rouge d’Octobre. 1917-2017, espace Niemeyer, 12 octobre-4 novembre 2017.
4
En particulier : Olivier Besancenot, Que faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe, Paris, Autrement, 2017.
5
Tel l’ouvrage de Dominique Colas, Lénine (Paris, Fayard, 2017).
6
Nous n’évoquons cependant pas ici le cas très particulier de la Chine. Voir par exemple : Inna Li, « Залпы Октябрьской революции в Китае: мониторинг китайской политической, общественной и научной рефлексии в год столетия Октября » [De la révolution d’Octobre en Chine : suivi de la réflexion politique, publique et scientifique l’année du centenaire d’Octobre], in G. Bordiugov, Революция-100 : реконструкция юбилея [Révolution-100, reconstruction d’une commémoration], Moscou, Airo-XXI, 2017, p. 638-656.
7
Voir le catalogue : Et 1917 devient Révolution, Paris, Le Seuil, 2017.
8
Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.