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Un lecteur aux aguets. Lefort et les droits de l’homme

Cet essai inédit a été rédigé par l’écrivain Pierre Pachet (1937-2016), à l’occasion du colloque « Lefort et la pensée du politique » organisé à l’EHESS les 7-8 mars 20121. Pierre Pachet fut un des membres du comité de rédaction de la revue Passé/Présent dirigée par Claude Lefort puis du comité éditorial de la collection « Littérature et Politique » qu’ils cofondèrent avec Claude Mouchard et Claude Habib aux éditions Belin. Ce texte est à rapprocher d’un autre de ses essais, consacré à son expérience de l’engagement, « Les comités de défense et les médias » où il évoque son engagement aux côtés de Lefort dans le comité de défense de Salman Rushdie.

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Pierre Pachet. EHESS. (2012, 7 mars). Claude Lefort et la pensée du Politique 7 et 8 mars 2012 Partie 10/10 Pierre Pachet, professeur à l’Université Paris VII : « Un lecteur aux aguets », in Claude Lefort et la pensée du Politique. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/s8r1-z978

 

Réalisation : Serge Blerald

© Direction de l’Audiovisuel de l’EHESS 

Pierre Pachet (1937-2016) au colloque « Lefort et la pensée du politique » organisé à l’EHESS les 7-8 mars 2012

Le texte de Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », fut publié en 1980 – à vrai dire mai 1979 – dans la petite revue Libre (éditions Payot), et repris en 1981 dans L’invention démocratique2. Ce recueil d’articles et d’études était marqué par l’irruption dans l’histoire politique de l’Europe du mouvement polonais Solidarność, dont les formes d’action, les objectifs, la composition même (jonction d’intellectuels anti-totalitaires et d’ouvriers défenseurs de leurs droits) requéraient une réflexion renouvelée. De la même façon, les événements du « printemps arabe » ou l’agitation en Chine et la lutte pour la défense de leurs droits de très nombreux Chinois, exigent de nous non seulement l’attention à ce qui se produit et surgit, mais aussi, à l’écoute des événements, la remise en cause de certaines certitudes. La relecture de l’article exemplaire de Lefort peut nous y aider.

Ma réflexion sera guidée par ce qui m’a toujours attiré chez Lefort : son sens de la pluralité : pluralité des façons de vivre, pluralité des individus, pour laquelle il avait intérêt et respect, avec égalité mais sans indifférence, et même pluralité en chaque individu, en lequel coexistent des mouvements contraires, selon les moments. Je n’oublie pas l’intérêt qu’avait suscité chez lui la lecture d’Henri Michaux, de cette exploration d’un espace intérieur agité de « mouvements » et de « passages ».

À côté de la grande étude sur Machiavel3 et du livre sur Soljenitsyne Un homme en trop4, Lefort n’a pas écrit de livres, il a recueilli des articles. Celui-ci est un texte de circonstance : la revue Esprit, à laquelle il avait collaboré, et qui s’était fermement engagée du côté des « dissidents » des pays de l’Est, avait posé ouvertement la question : « Les droits de l’homme sont-ils une politique ? » On comprend les sous-entendus : la politique, c’est autre chose, c’est la question du pouvoir, de l’affrontement des classes, de la représentation du peuple. Autre circonstance, française celle-là : ce sont les années où s’était constituée, puis défaite et recomposée, l’« Union de la gauche », qui rassemblait socialistes et communistes autour du désir d’exercer le pouvoir, et du silence fait sur la nature du projet totalitaire soviétique, sur ses échecs et sur la résistance que ce projet rencontrait. C’est dans ce contexte que Lefort décide d’approfondir la question.

Pour une part, ces quarante pages décisives reprennent des pensées déjà formulées auparavant. Mais cette reprise l’amène à reformuler ce qui était resté implicite ou enveloppé. Ce qu’il écrivait lui paraissait rarement destiné à rester intact, mais demandait, si l’occasion s’en présentait, un nouvel effort de pensée.

Les droits de l’homme, tous s’en déclarent volontiers partisans, y compris les tyrans ou les régimes tyranniques, en tout cas de nos jours. Mais beaucoup pensent que les droits de l’homme échappent au domaine proprement politique et que « l’homme » qui y est mentionné est un être bien abstrait, bien étranger aux déterminations sociales et historiques réelles. À celui qui est exploité, ou sans travail, qu’importent ces droits universels ? Ce sont les luttes et les rapports de force qui comptent avant toute autre considération, entendait-on et entend-on encore dire. C’est à cet argument, à cette résistance intellectuelle que Lefort s’attaque, c’est elle qu’il cherche à défaire aussi bien dans l’esprit de son lecteur que dans les débats qu’elle suscite, ou qu’elle décourage.

Une particularité de cet article tient à sa construction : l’auteur a une conscience préalable de ce qu’il a à dire, qu’il distribue dans son texte, et du point où il veut en venir, et il retarde délibérément le moment de sa déclaration la plus directe, il la diffère, dans le mouvement même où il cherche – en hésitant, en se reprenant, en réfléchissant ; bref, en « écrivant » – à la préciser et à en découvrir les potentialités. En ce sens, il s’agit bien d’un texte écrit, et non de l’enregistrement d’une suite de pensées ou d'une suite de paroles. Ainsi, il annonce très vite que l’obstacle intellectuel principal à l’expression ou à la réalisation d’une politique qui prenne en compte les revendications des droits de l’homme, cet obstacle tient à un texte de Marx, ou plutôt est exprimé dans un texte de Marx. Mais la discussion de ce texte (situé dans La Question juive) n’est proposée que plus tard.

C’est par ailleurs à la fois un texte férocement polémique, et par là daté, qui s’en prend à divers adversaires (les « nouveaux philosophes », les idéologues du Parti socialiste, Georges Marchais alors secrétaire général du P.C.), et un texte d’interprétation, qui cherche à mettre au jour les racines les plus intimes de l’attachement qu’on peut éprouver pour telle ou telle image de la société. Un texte d’interprétation, ou plutôt la mise au clair d’une pensée et d’une parole qui s’expliquent avec l’analyse de Marx, en reconnaissent la grandeur et en font voir les limites et même l’aveuglement. Marx devient dès lors un partenaire, quelqu’un avec qui penser, un contemporain, comme il devient étrangement contemporain de l’histoire du XXe siècle.

En effet, ce texte suppose que la réflexion (sur la société, sur l’espoir révolutionnaire, et sur un texte décisif à cet égard) doit faire droit à « l’expérience », y compris en confrontant l’interprétation par Marx de la proclamation des droits de l’homme avec une « expérience » qu’il ne pouvait ni avoir ni imaginer : « L’expérience du totalitarisme jette une sinistre lumière sur les faiblesses de cette interprétation. » En premier lieu, bien sûr, « l’expérience du totalitarisme » (p. 53), nommée plus loin « les événements de notre temps », est celle de l’échec – et de la réussite – de l’emprise du communisme en URSS et dans les pays de l’Europe de l’Est. Encore doit-on rappeler qu’à l’époque cet « échec » était tout relatif, et que le communisme y était installé, et aux yeux de certains, installé pour toujours, ou durablement. Qu’est-ce que l’expérience ? Ce n’est pas seulement ce qui a été vécu par des millions d’hommes soumis à ces régimes, les subissant ou y adhérant, ou un mélange des deux. C’est aussi, ce qui est très différent, ce qui a été vécu à l’extérieur par ceux qui en ont été les témoins, les observateurs ou les contemporains et qui eux-mêmes, dans leur évolution intellectuelle, ont eu à faire aux retards, retards pour tenir compte de ce qui a été rapporté, des témoignages de ceux qui avaient quelque chose d’essentiel à en dire, et aux aveuglements qui supposent non pas seulement une inattention, mais l’expression d’un désir profond de ne pas voir ou de ne pas savoir. Et d’autre part « l’attrait », terme que Lefort privilégiait, qu’exerçaient les figures de la société « une » que les régimes totalitaires, ou qui se voulaient tels, proclamaient. Cette expérience, en ce double sens, est pour lui essentielle, et ce qui apparaît dans cet article, à cette occasion, c’est la profonde influence qu’a eue sur lui la fréquentation de certains concepts de la psychanalyse, en particulier de la psychanalyse lacanienne, concepts ou termes qu’il met à profit dans sa propre réflexion : image, capture par l’image, fantasme, distinction du réel et du symbolique par exemple.

Lorsque l’article en vient à la formulation la plus explicite de la critique des droits de l’homme par Marx, on est frappé de l’audace avec laquelle il s’affronte à ce texte certes ancien (1844), mais quasi intouchable : cette relecture est, pour Lefort lui-même comme pour ses lecteurs, un acte d’émancipation. Car ce texte qui définit les droits de l’homme comme étant en réalité les droits de l’homme bourgeois, séparé des autres hommes et séparé de la société, ce texte a eu une grande influence qui n’a pas cessé de s’exercer, comme s’il exprimait par avance une tentation constante de la pensée face aux développements des sociétés démocratiques. Lefort cherche à montrer comment Marx, commentant le texte de Constitutions comme celle de 1791, attire son lecteur dans un piège dont lui-même ne parvient pas à se dégager. Ce piège est celui de l’idéologie, dont Marx avait su montrer la puissance, et qui selon lui s’exprime dans l’énoncé des droits. Il devient « aveugle à ce qui dans le texte même de la Déclaration apparaît en marge de l’idéologie. » (p. 56) Lorsque la Déclaration énonce que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », Marx commente en disant que ce droit constitue l’homme en « monade », séparée des hommes, et qu’au lieu d’être fondé sur la relation des hommes entre eux, il suppose la séparation de l’homme avec l’homme, qu’il est le droit à cette séparation, le droit de l’individu limité à lui-même, incluant éventuellement, pourrait-on dire de façon anachronique, le droit d’exploiter autrui. Dans la formule « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », Marx met l’accent sur le deuxième élément, sur la dimension négative, qui limite la liberté, « tout ce qui ne nuit pas à autrui », et lui subordonne le premier élément, « pouvoir faire tout ». L’enjeu de l’interprétation, celle de la Constitution comme celle de l’interprétation de Marx elle-même, est de savoir ce que signifie cette « liberté de pouvoir faire ». Lefort, reprenant des analyses qu’il a menées ailleurs (par exemple à propos du Discours sur la servitude volontaire de La Boétie), montre que la liberté ainsi définie, d’exprimer son opinion, de parler, de publier, de communiquer sa pensée à autrui, est une liberté largement réciproque : elle lie les hommes au lieu de les séparer. Selon Lefort, Marx ne voit pas que la liberté, qu’évoque aussi La Boétie, d’exprimer son opinion, ne consiste pas à libérer dans l’espace des élucubrations individuelles, mais à fonder un espace commun dans lequel ces pensées sont intelligibles et éventuellement partageables par autrui. Il faut du temps – de la réflexion – pour mesurer la portée de cette idée. La Boétie le fait superbement, quand il se réfère au régime ottoman (il n’a certes pas d’expérience de ce que nous nommons les régimes totalitaires), disant que chaque individu peut bien s’y livrer à toutes les rêveries qu’il veut, dès lors que ce qui lui est interdit, c’est de les communiquer à autrui : il n’y a pas d’espace public pour le faire. Or, ce que la Déclaration de 1791, et d’autres, mettent en avant, c’est la création de cet espace d’intelligibilité et de réciprocité. Là est selon moi le point essentiel de cet article, et pour y parvenir il faut à Lefort comprendre pourquoi Marx reste aveugle à cette dimension, Marx qui pourtant non seulement a été journaliste lui-même, mais a eu l’occasion de défendre la liberté de la presse et de la considérer comme un droit important. Cet aveuglement, Lefort le rapporte à l’attachement de Marx à son schéma de la révolution bourgeoise, à sa fidélité à l’idée de l’individu bourgeois comme « privé » et isolé. Or l’article 11 de cette Constitution, sur la libre communication des pensées et des opinions, fait entendre, souligne Lefort, « qu’il y a une communication, une circulation des pensées et des opinions, des paroles et des écrits, qui échappent par principe, sauf dans des cas spécifiés par la loi, à l’autorité du pouvoir ». À cette occasion Lefort rappelle ce qu’il avait déjà avancé sur la « désintrication » du pouvoir et du savoir, désintrication qui selon lui ne date pas de la révolution « bourgeoise ». Quelquefois il semble même que ce n’est pas sans une certaine lassitude qu’il revient à ces points qu’il a le sentiment d’avoir suffisamment énoncés, mais qu’il ne peut s’empêcher de reformuler et de resituer.

Lefort a-t-il créé des « concepts » ? demandait-on ici lors d’une discussion. Y repensant, avec scepticisme, ou hésitation, je me disais que sans doute des formules qu’il a souvent employées (« le lieu vide du pouvoir », par exemple), qu’il a reprises lui-même et qui ont été reprises par d’autres, en sont venues à symboliser ou représenter sa pensée. Je n’y vois pas des concepts, plutôt des moments auxquels il est arrivé dans l’élaboration de sa réflexion, laquelle me semble mue pour l’essentiel par des réactions à des situations, des expériences, et finalement à des innovations qui ne se sont pas uniquement affirmées dans le domaine des écrits, mais qui ont aussi surgi de la vie sociale, en particulier dans les pays de l’Est, avec des formes nouvelles de résistance au pouvoir, de communication entre les hommes, ainsi que des objectifs nouveaux, inattendus : en particulier que résister au pouvoir ne voulait pas dire désirer le conquérir, mais lui faire reconnaître les droits de l’homme, et les droits collectifs (droit de réunion, d’association, de manifestation). S’il y a une productivité, une vitalité de la pensée de Lefort dans ces années-là, elle tient à sa sensibilité à ce qui peut surgir constamment de nouveau dans l’Histoire et dans la vie sociale. S’agissant de la question du communisme par exemple, mais pas seulement, il y avait une évidente différence de tempérament entre ceux qui étaient captivés ou tétanisés par l’image que les régimes communistes donnaient, d’une mainmise définitive sur des sociétés dont ils auraient emprisonné l’avenir, – et celle d’autres qui, comme Lefort, en vertu d’une insubordination foncière ou d’une passion pour le nouveau ou pour le quotidien, avaient la certitude instinctive non seulement que l’avenir n’est pas écrit, mais que l’inattendu ne peut que se produire. Non qu’il ait été absolument persuadé de la fin du régime communiste en Russie surtout de la façon dont elle s’est produite, mais parce qu’il était persuadé que du fond de ces sociétés pouvait à chaque moment surgir de l’inattendu.

Cet article, après avoir remis en cause l’interprétation par Marx de la notion de « droits de l’homme », s’aventure au-delà, dans ce qui est le domaine propre de Lefort, à savoir la description de ce que serait l’espace social et de ce qui le structure. Il arrive là à des formulations étonnantes, souvent énigmatiques, et source de réflexion. C’est au moment où il considère deux positions qui peuvent tenter les esprits dans le domaine politique : le réformisme, qui pense qu’un pouvoir, guidé par de bons conseils, peut réorienter les choses dans la bonne direction, et le révolutionnarisme, qui suppose que seule une remise en cause radicale du pouvoir peut faire avancer les choses. À propos de ces deux mouvements de pensée, hésitation entre confiance dans l’appareil d’État, et défiance à son égard, il écrit ceci, qui est d’une grande abstraction, et cependant très imagé :

« L’un et l’autre paraissent impuissants à concevoir à la fois deux mouvements pourtant indissociables : celui par lequel la société se circonscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la faveur d’un écartement interne qui instaure le pôle du pouvoir comme pôle d’en-haut [on est là dans une sorte de topologie décrivant un espace dans lequel chacun de nous sait qu’elle nous concerne], pôle quasi séparé de l’ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l’effet de cette quasi séparation, s’accumulent des moyens en tous genres de domination... au service de ceux qui détiennent l’autorité et cherchent à consolider leur propre position. » (p. 77)

Il est remarquable qu’à partir d’un texte de circonstance, journalistique si l’on veut puisqu’il se réfère à l’actualité, de telles formulations soient avancées. Ainsi quand un peu plus loin il discute des idées en vogue à ce moment-là, celle d’autonomie populaire surgie en mai 68 et celle d’autogestion qui avait fait naître beaucoup d’espoirs avec l’épisode de l’usine Lip reprise par ses ouvriers, et qu’il écrit :

« Nous ne substituons pas à l’idée d’un pouvoir maléfique ou à celle d’un pouvoir bénéfique l’idée d’un pouvoir ambigu. Nous cherchons à faire entrevoir [ce verbe indique la difficulté de l’entreprise, l’impossibilité de parvenir à une formulation définitive] une dimension de l’espace social le plus souvent masquée. » (p. 81)

Il s’agit là encore de « l’écartement interne » ou de la « quasi-séparation » évoqués plus haut.

« Or pourquoi l’est-elle [masquée], sinon, paradoxalement, par l’effet d’un fantastique [au sens de “fantasmatique”] attrait pour l’Un et d’une tentation irrésistible à le précipiter dans le réel. Qui rêve d’une abolition du pouvoir garde en sous-main la référence de l’Un et la référence du Même : il imagine une société qui s’accorderait spontanément avec elle-même..., une manière de produire, d’habiter, de communiquer, de s’associer, de penser, de sentir, d’enseigner, qui traduirait comme une seule manière d’être. »

Et il continue d’analyser cet attrait pour l’Un :

« Or qu’est-ce que ce point de vue sur tout et sur tous, cette amoureuse étreinte de la bonne société, sinon un équivalent du fantasme de toute puissance que tend à produire l’exercice de fait du pouvoir ? Qu’est-ce que le royaume imaginaire de l’autonomie [des “Larzac” partout, disons], sinon un royaume gouverné par une pensée despotique ? »

À ce point, Lefort, en véritable écrivain, cherche à s’émanciper même des contraintes du langage institué par l’usage, pour chercher les expressions qui désignent la façon dont les rapports de la société et du pouvoir, ou de la force et de la loi, de la domination et de la soumission, se trouveraient liés les uns aux autres.

Une dimension, me dis-je au passage, à laquelle Lefort a peut-être refusé ou négligé de s’intéresser, ne la considérant pas comme décisive, est celle des centaines de milliers d’hommes privés de droits, parce que sans patrie, ressortissants d’aucune institution apte à leur reconnaître des droits même limités. Cette question avait déjà été soulevée par Hannah Arendt au moment de la guerre, à propos des apatrides et des réfugiés5. Lefort se méfie sans doute là de l’émergence du fantasme d’un nouveau prolétariat, tiers-mondiste, immigré, des « sans-papiers », comme on ne disait pas encore. Peut-être a-t-il tort ; peut-être qu’à côté de la question des droits, cruciale en Chine par exemple, et dont des millions de Chinois sont tout à fait conscients, peut-être que la question des sans-droits reste pendante comme un remords, la situation de ceux qui ne peuvent revendiquer, ne peuvent se tourner vers aucune institution. Je l’indique à Lefort par-delà la mort, en chargeant les lecteurs de le méditer.

À travers son analyse, Lefort ne cherche pas à séduire, à plaire, même si, on l’a vu plus haut, les expressions qui lui viennent, par exemple pour décrire l’attrait de la bonne société, ne manquent ni d’éloquence ni d’une adéquation quasi poétique au « fantasme » qu’il débusque. Il cherche plutôt à désigner un obstacle psychique à la prise en considération des revendications en faveur des droits, obstacle à la fois individuel et social, et ce faisant à en défaire la puissance. Mais bien entendu, visant un lecteur « indéterminé » qui peut ne pas lui être contemporain – nous en sommes l’illustration en ce moment – c’est d’abord sur lui-même qu’il veut agir, se portant, avec les éléments intellectuels dont il a éprouvé la force au cours d’années de réflexion et d’attention au présent, au-delà de ce qu’il a déjà pensé et écrit, de façon à tracer la voie d’une réflexion ultérieure. Ce « soi-même », justement, n’est pas celui d’un individu isolé, d’une « monade », mais celui d’un être plongé dans l’espace de la communication entre les hommes. Le lisant, c’est avec émotion que nous percevons cet effort et que nous nous sentons requis de le suivre et de l’accompagner.

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    1

    Ce texte a été rédigé par Pierre Pachet à l’occasion du colloque « Lefort et la pensée du politique » organisé à l’EHESS les 7-8 mars 2012. S’il avait été publié en espagnol dans la revue mexicaine Metapolítica, il était resté inédit en français. Nous remercions son fils, François Pachet, d’en autoriser la publication dans Politika.

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    2

    Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1996.

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    3

    Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972.

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    4

    Claude Lefort, Un Homme en trop. Essai sur l’archipel du goulag de Soljénitsyne, Paris, Le Seuil, 1975.

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    5

    Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés » (1943), in La Tradition cachée, tr. S. Courtine-Denamy, Christian Bourgois, 1987.

    Pour citer cette publication

    Pierre Pachet, « Un lecteur aux aguets. Lefort et les droits de l’homme » Dans Gilles, Bataillon (dir.), « Claude Lefort, une pensée pour le XXIe siècle ? », Politika, mis en ligne le 08/04/2025, consulté le 08/04/2025 ;

    URL : https://politika.io/index.php/fr/article/lecteur-aux-aguets-lefort-droits-lhomme