Désignant une disposition acquise qui se caractérise par sa stabilité, le concept d’habitus s’origine dans la tradition aristotélo-thomiste. Si la médecine se l’approprie pour désigner des manières d’être, des états morbides, par leurs traits extérieurs (aspect général du corps ou du visage), la sociologie naissante (notamment Weber, Mauss, Elias) en fait un outil pour désigner la forme incorporée des habitudes collectives, qui varient d’une société à l’autre. La phénoménologie, Edmund Husserl en particulier, l’emploie pour penser les propriétés du moi constituées par des perceptions et des décisions antérieures, qui se sont sédimentées dans la conscience sous une forme préréflexive. Ces deux traditions sont synthétisées par Pierre Bourdieu, qui réélabore ce concept en l’articulant à sa théorie de la pratique1.
De la philosophie scolastique à la phénoménologie et à la sociologie
Le concept d’habitus, dérivé du verbe latin habere, apparaît dans la philosophie scolastique, d’abord au VIe siècle chez Boèce, comme traduction de « l’hexis » d’Aristote, qui signifie la forme positive de l’habitude, celle qui est guidée par la raison et constitue une vertu, à la différence de l’ethos, qui renvoie à la répétition passive des actes. Il est repris au XIIIe siècle par Thomas d’Aquin, notamment lorsqu’il examine les manières d’acquérir la foi dans la Somme théologique.
Max Weber emploie ce concept dans le cadre de sa sociologie des religions pour désigner l’état psychique que revêt le bien de salut pour la personne religieuse, et qui, nonobstant la projection dans l’au-delà, est un « habitus au présent » [Weber 1996 : 346]. Dans son introduction à L’Éthique économique des religions mondiales (1915-1920), Weber décrit l’« habitus affectif » de l’ascète engendré par l’acte spécifiquement religieux (ou magique), par l’ascèse ou par la contemplation [Weber 1996 : 347]. Il oppose l’habitus religieux actif qui caractérise l’Occident aux traditions orientales, plus contemplatives. Comme il l’explique dans le chapitre d’Économie et société consacré à la religion, la rationalisation de l’appropriation des biens du salut a consisté à supprimer la contradiction entre habitus religieux quotidien et habitus religieux sortant du quotidien, et à garantir la continuité de l’habitus religieux [Weber 1996 : 189]. L’habitus religieux, inscrit dans la durée et conscient, est devenu, dans les religions du salut-délivrance, une méthode de salut religieux qui a visé à modérer l’ivresse obtenue par l’orgie [Weber 1996 : 183-189]. Ainsi, alors que le sorcier a besoin de l’extase et d’un habitus charismatique permanent, pour le prophète l’ivresse orgiastique est contraire à une conduite de vie éthique. Au lieu d’un état sacré atteint par l’ivresse, l’ascèse ou la contemplation, c’est un « habitus sacré » qui garantira le salut des personnes. Si dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (entrepris en 1904 et publié en 1920), le terme n’apparaît qu’à deux reprises, toujours à propos de l’habitus religieux [Weber 2001 : 224 n. 1 et 274], Weber y recourt dans sa réponse aux critiques de cet ouvrage pour nommer ce qui conduit les protestants à adopter des comportements conformes au capitalisme primitif, et qui s’origine dans leur vie religieuse, dans leur tradition familiale ou dans leur style de vie imprégné de religiosité [Weber 1996 : 155]. Il utilise également à plusieurs reprises ce concept dans Hindouisme et bouddhisme, pour désigner certains états conduisant au salut, notamment celui du « nirvana », « habitus qui apparaissait lorsque tout lien avec le monde était rompu » [Weber 2003 : 308].
Weber M, 1921, Gesammelte Aufsätze zur Religionsoziologie
2 : Hinduismus und Buddhismus, Tübingen, Mohr
La définition weberienne demeure imprégnée de l’origine thomiste du concept, en ce qu’elle se réfère à une conduite de vie vertueuse fondée sur des habitudes adoptées de façon délibérée. Dans l’entre-deux-guerres, le concept acquiert, en Allemagne, une acception plus générale, qui n’est plus réservée à la dimension religieuse et qui désigne les habitudes. Alors que la phénoménologie met l’accent sur la conscience individuelle dans son rapport au monde environnant, la sociologie s’intéresse à la conscience collective et à la transmission.
Préférant le concept d’habitus à celui d’habitude pour penser les propriétés du moi (Ego/Ich), Husserl l’emploie dans Expérience et jugement (Erfahrung und Urteil, 1939) pour désigner la façon dont la perception reste attachée intentionnellement à un objet par-delà l’expérience première qu’elle en fait, se transformant en savoir latent capable de se réactiver en présence de l’objet. Ce concept s’oppose donc à la fois à l’empirisme et à l’innéisme, puisqu’il suppose que la perception est structurée par un savoir acquis sur des objets situés « dans un horizon de familiarité et de pré-connaissance typiques ». C’est pourquoi Alfred Schütz a traduit le concept d’habitus chez Husserl par celui de « habitual knowledge ». Le moi (ego) est donc un « substrat d’habitualités », explique Husserl dans les Méditations cartésiennes (1931) : le terme d’habitus, qui y apparaît à deux reprises (dans les sections 27 et 32), s’étend ici aux décisions prises dans le passé et devenues croyances, convictions, lesquelles « m’informent », constituent mon moi, formant le « caractère personnel », selon l’expression de Husserl, ou le « style » individuel, pour reprendre un terme qu’il utilise également [Moran 2011 : 61]. Dans ce dernier ouvrage comme dans les Recherches phénoménologiques pour la constitution (Ideen II, 1952), Husserl insiste sur la double dimension passive et active de l’habitus : d’un côté l’action préréflexive quotidienne, de l’autre l’activité réflexive, critique, qui a prise sur la précédente, comme par exemple la décision de retenir une croyance (la seconde sous-tend la notion d’« habitus théorique » que Husserl attribue au savant et au philosophe.)
Cette double dimension est aussi centrale dans l’usage (non systématique) que fait Maurice Merleau-Ponty [1976] de ce concept. C’est avant tout contre le behaviorisme, qui réduit l’action à de simples réactions à des stimuli (réflexes), que le phénoménologue français, nourri de la lecture de Husserl, développe sa réflexion sur l’habitus comme une disposition, comme une synthèse productrice plus que comme un résidu d’expérience antérieures. Mais à la différence de Husserl, l’auteur de La Structure du comportement (1942), situe ce savoir dans le corps et non plus dans la conscience. Ni automatisme, ni connaissance, l’habitude est « dans les mains » explique-t-il dans Phénoménologie de la perception (1945), donnant l'exemple de la dactylographie, et celui de l'organiste, capable de s'ajuster en peu de temps à un nouvel instrument [Merleau-Ponty 1976 : 168]. C’est, comme dans la danse, par la saisie motrice que s’effectue l’apprentissage, c’est le corps qui « comprend ».
Sans en faire un usage systématique, Émile Durkheim et Marcel Mauss rattachent ce concept à la réflexion sur le processus de « socialisation », à savoir l’inculcation aux jeunes générations par l’éducation des « systèmes d’idées, de sentiment et d’habitudes » propres aux groupes auquel elles appartiennent, telles que « les croyances religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute sorte », comme l’écrit Durkheim en 1911 dans un article sur « l’éducation, sa nature, son rôle » [Durkheim 1922 : 51]. Expliquant dans L’Évolution pédagogique en France (1904-1905) l’idée de conversion inventée par le christianisme, Durkheim, utilise le concept d’habitus pour qualifier « une certaine attitude de l’âme » : un « certain habitus de notre être moral » [Durkheim 1938 : 37]. Dans son article de 1937 sur les « techniques du corps », Mauss introduit également la dimension corporelle. Selon Mauss, le terme d’« habitus » traduit « mieux qu’“habitude”, l’“exis”, l’“acquis” et la “faculté” d’Aristote » [Mauss 1950 : 368]. Contrairement à la théorie de Gabriel Tarde qui voit dans la communauté des pratiques le résultat de l’imitation, c’est, selon Mauss, par l’éducation, et notamment par le dressage des corps, que sont intériorisées, incorporées, non seulement les représentations sociales, mais aussi les règles de conduite et les pratiques.
Le terme apparaît aussi ponctuellement sous la plume de Max Scheler [1991] qui, dans Le Formalisme en éthique, décrit l’habitus du chauviniste comme identique dans tous les pays, même discours, mêmes attitudes, au mépris de l’idée que l’individuation des nations requiert une différente sorte de nationalisme. On ne peut dire si cet usage, plus proche de l’acception courante du terme en allemand (manière, attitude) que des usages savants du concept chez Weber ou dans la tradition aristotélo-thomiste, constitue une des sources de la réflexion de Norbert Elias.
Elias N., 1939, Über den Prozess der Zivilisation, Basel, Haus zum Falken
Dans l'avant-propos de son ouvrage Über den Prozess der Zivilisation (1939), celui-ci évoque l’« habitus psychique des peuples civilisés » (« der Verhaltensstandards und des psychischen ‘Habitus’ der abendländischen Menschen » [Elias 1997a : 79]2) à propos de la discussion des notions de « culture » et « civilisation », à travers lesquelles les mœurs allemandes et françaises se sont selon lui différenciées. Dans La Société des individus (Die Gesellschaft der Individuen, 1939), Elias emploie le terme d’habitus pour désigner la façon dont une forme particulière de contrôle du comportement s’est cristallisée en un « caractère » ou un « habitus psychique qui […] est propre » à l’individu [Elias 1991 : 80]. Elias systématisera son usage des concepts d’habitus social et d’habitus national dans les années 1980, après que cette notion aura été développée et popularisée par les travaux de Bourdieu. L’habitus social partagé par les individus d’un même groupe est l’expression des formes particulières de civilisation caractéristiques de ce groupe, comme il l’exprime dans un essai sur la notion de civilisation daté de 1986 [Elias 2008 : 5]. Dans un texte intitulé « Les transformations de l’équilibre nous-je », en date de 1987, où, pour dépasser l’opposition entre individu et société, il recourt à nouveau au concept d’« habitus social », qu’il rapproche parfois du concept de « structure de personnalité » de Kardiner et Linton, il explique que dans les sociétés différenciées, cet habitus social se compose de plusieurs strates. Dans les États-nations constitués, l’habitus national l’emporte sur l’appartenance régionale, alors que dans les États modernes en formation, c’est le contraire. Cet habitus national fait obstacle à l’unification européenne [Elias 1991 : 273-277, 285]. Dans Les Allemands (Studien über die Deutschen, 1989), Elias essaie d’appréhender l’habitus national allemand pour comprendre la montée du nazisme et ce qu’il appelle le procès de « décivilisation », tout en prenant en compte les différences entre classes et groupes sociaux. Loin d’être figé, cet habitus national, qu’Elias distingue de la notion essentialiste de « caractère national », se modifie au cours du processus de transmission intergénérationnel [Feuerhahn 2009]. Selon lui, l’avènement du nazisme s’explique par une longue expérience de soumission à des régimes autocratiques, associé au code de l’obéissance dans le cadre d’une structure hiérarchique :
« La transformation d’une forme autocratique de domination dans l’habitus des individus suscita de ce fait sans cesse à nouveau le puissant désir d’une structure sociale qui correspondît à cette structure de la personnalité […]. » [Elias 1997b : 99]
Jürgen Habermas avait, quant à lui, employé ponctuellement en 1961, dans le cadre d’une enquête sociologique sur les attitudes politiques des étudiants, le terme d’habitus pour désigner leur disposition à s’engager politiquement [Habermas et al. 1961 : 72 sq.].
Habitus religieux, habitus national, habitus politique, tous ces usages sociologiques ont en commun l’idée de dispositions durables caractéristiques d’un groupe d’individus au sein duquel elle est transmise, et qui varie dans l’espace et/ou dans le temps. Bourdieu va appliquer le concept d’habitus aux différences de classes en le systématisant.
Paul Goute, « Savoie (Bal) »
source : Gallica
La théorie de la pratique de Pierre Bourdieu
Le concept d’habitus est un concept-clé de la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, en tant qu’il fonde sa conception de l’action autant que celle de la perception du monde [Sapiro 2020]. Il est également au cœur de son analyse des rapports sociaux et des styles de vie qui structurent l’espace social. Ce concept, et la théorie de la pratique qui lui est associée, ont été élaborés dans une conjoncture de changement de paradigme dans les sciences humaines [Sapiro 2004]. Bien qu’un peu plus jeune, Pierre Bourdieu appartient, en effet, avec Louis Althusser et Michel Foucault, à la génération qui s’est constituée et affirmée contre l’existentialisme alors dominant dans le champ intellectuel, opposant à la « philosophie du sujet » une « philosophie sans sujet », au subjectivisme l’objectivisme des structures, à l’humanisme existentialiste ou personnaliste ce qu’on a appelé un « anti-humanisme ». Contre la tradition rationaliste qui, de Descartes à Sartre, postule la transparence de la conscience à elle-même, les sciences sociales émergeantes s’intéressent, à la suite de la psychanalyse et de la sociologie durkheimienne, aux écarts entre les actions et la conscience qu’en ont les agents, lesquels supposent un inconscient à travers lequel l’homme est agi plutôt qu’agissant, sans pour autant réduire le comportement à une série de réactions à des stimuli, à l’instar du behaviorisme.
Nourrie des enquêtes empiriques qu’il mène en Algérie et dans le Béarn entre 1958 et 1960, puis en France dans les années 1960, ainsi que de ses lectures de Sartre, Merleau-Ponty, Husserl, Heidegger, Durkheim, Mauss, Saussure, Lévi-Strauss, Marx, Weber, Panofsky, Chomsky, Wittgenstein, la théorie de l’habitus, progressivement élaborée par Pierre Bourdieu pendant cette période, s’inscrit dans ces problématiques auxquelles elle apporte une réponse originale : visant à dépasser les oppositions entre objectivisme et subjectivisme, mécanisme et finalisme, structures et individus, elle réintègre l’expérience des agents comme faisant partie de la réalité sociale sans y chercher toute la vérité de leurs actions, lesquelles ne prennent sens que dans un système de relations structuré et hiérarchisé. Surtout, à la suite de Mauss et de Merleau-Ponty, elle fait du corps le lieu de cette faculté qu’ont les individus de produire une série de réponses plus ou moins ajustées à des situations variées.
Bourdieu P., 2002, Le Bal des célibataires.
Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil,
rééd. « Points », 2015.
La notion d’habitus apparaît pour la première fois sous la plume de Bourdieu dans un article de 1962 sur le célibat en Béarn en référence à l’article de Mauss sur les « techniques du corps ». Décrivant un bal où les paysans se tiennent sur les côtés alors que les filles dansent avec les garçons de la ville, il explique que leur habitus, à savoir leurs propriétés corporelles – force physique, solidité, attachement à la terre –, qui constituaient leur atout à l’époque précapitaliste, sont désormais un handicap pour le processus de reproduction, dont témoigne leur incapacité à danser. Le concept réapparaît dans Le Déracinement pour désigner la « manière d’être » du paysan algérien, « une disposition permanente et générale devant le monde et devant les autres » [Bourdieu et Sayad 1964 : 102].
Bourdieu en propose une première théorisation en postface à Architecture gothique et pensée scolastique (1967) d’Erwin Panofsky, dont il publie la traduction en français dans sa collection « Le sens commun » aux Éditions de Minuit. Le sociologue tire cette fois le concept de Panofsky [1967] qui le reprend lui-même directement à Thomas d’Aquin, La Somme constituant son modèle de la pensée scolastique. Selon Bourdieu, la démarche de Panofsky, qui porte au jour les structures communes de l’architecture gothique et de la pensée scolastique, permet de saisir « la collectivité au cœur même de l’individualité sous la forme de la culture », à savoir « l’habitus par lequel le créateur participe de sa collectivité et de son époque et qui oriente et dirige, à son insu, ses actes de création les plus uniques en apparence » [Bourdieu 1967 : 142]. Il définit l’habitus comme une grammaire génératrice des pensées, des perceptions et des conduites caractéristiques d’une culture, par analogie avec la grammaire génératrice du langage selon Noam Chomsky. Cependant, cette compétence n’est pas innée comme dans la théorie chomskienne, mais socialement acquise, à travers l’éducation. Le sociologue renvoie à ce propos à l’article classique de Durkheim et Mauss sur les « Formes primitives de classification » (1903). Le lieu de transmission et d’inculcation de cet habitus, qui permet d’expliquer les homologies structurales entre des activités aussi différentes que la construction des cathédrales et la philosophie scolastique, est l’école. La démarche de Panofsky invite à rechercher le modus operandi des pratiques plutôt que de se livrer au simple déchiffrage de l’opus operatum.
Panofsky E., 1967, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Minuit, coll. « Liber »
C’est dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) que Bourdieu livre une première élaboration complète de sa théorie de l’habitus, ensuite reformulée de façon systématique dans Le Sens pratique (1980). Sa réflexion sur la pratique s’ancre dans une double critique de l’objectivisme et du subjectivisme. Contre la vision mécaniste du structuralisme et du marxisme qui fait des agents les simples supports des structures ou les exécutants de règles ou de rôles, Bourdieu réintroduit la conception finaliste chère à la phénoménologie, laquelle décrit les conduites comme étant orientées par rapport à des fins et met l’accent sur leur signification, de même qu’il réintroduit le point de vue subjectif des agents qui, s’il ne peut suffire à rendre compte de leurs conduites, contribue à les orienter. D’où la notion de stratégie, autre concept-clé de sa théorie, qui permet de restituer une marge d’inventivité et d’improvisation aux agents, et d’expliquer leur conduite en fonction de leur perception des possibles comme probables et de leurs espérances subjectives plus ou moins ajustées à des chances objectives [Bourdieu 1987 : 75 sq.]. Bourdieu reproche au structuralisme son « juridisme », qui constitue selon lui un biais intellectualiste : le chercheur tend à projeter le modèle qu’il a construit dans la tête des agents sans s’interroger sur la distance entre la reconstruction théorique et la pratique. Cette confusion s’observe aussi dans l’usage polysémique que l’anthropologie structurale fait de la notion de règle, entre norme que suivraient consciemment les agents, principe qui les guiderait inconsciemment et modèle construit par le chercheur pour rendre compte de la régularité des pratiques. De même, la théorie structuraliste lui paraît insuffisante à restituer le phénomène du don et du contre-don, en raison notamment de l’écart temporel qui fait que le donateur n’est jamais sûr de ce que sera ce contre-don. Cet écart temporel, présent aussi dans le défi et la riposte, ouvre un espace pour l’élaboration de stratégies plus ou moins ajustées aux situations, suivant les règles de l’honneur.
Cependant et bien que formé à la phénoménologie, Bourdieu n’entend pas pour autant revenir au finalisme ultra-subjectiviste de la philosophie sartrienne ni à une intersubjectivité qui ignore les conditions d’existence objectives et le poids des structures. Il récuse les approches subjectivistes qui, de l’existentialisme sartrien à la théorie de l’acteur rationnel, supposent que l’action est le produit de la volonté d’un sujet conscient et capable de se projeter dans l’avenir en anticipant les conséquences de ses actions. Il conteste à la fois l’idée de la liberté totale de choix et celle de la libre projection dans le futur. S’appuyant sur la notion de « protention » développée par Husserl, il distingue la prévision rationnelle à long terme dans un « futur » construit autour d’un projet (par exemple la scolarisation des enfants), qui caractérise les sociétés capitalistes, de la prévoyance comme « visée pratique d’un à-venir inscrit dans le présent, donc appréhendé comme déjà là et doté de la modalité doxique du présent », qui prévaut dans les sociétés traditionnelles organisées autour d’un calendrier cyclique [Bourdieu 1987 : 22].
Le concept d’habitus, conçu comme principe générateur des pratiques individuelles, désigne cette capacité des agents à s’orienter dans le monde social et à adopter des conduites adaptées aux conditions objectives sans obéir explicitement à une règle ; à improviser des attitudes ajustées à la situation, tout comme le locuteur est capable de produire un nombre infini de phrases à partir de quelques règles, et sans que la parole soit réductible à la langue. Cette capacité est ce qui permet de dépasser l’alternative entre mécanisme et finalisme en redonnant une dimension inventive aux structures incorporées sous formes de dispositions. En grande partie déterminé par l’expérience passée, l’habitus comporte une part d’incertitude, d’ouverture, et une capacité d’adaptation au changement. Il a par ailleurs partie liée avec la logique de la pratique, donc avec le flou.
Comment s'ajuster à la modernité en société traditionnelle
Photographie prise en Algérie par Pierre Bourdieu
Dans le chapitre 3 du Sens pratique, intitulé « structure, habitus, pratiques », Bourdieu propose de penser les pratiques et les représentations comme le produit d’un processus d’intériorisation des structures par les individus sous forme de dispositions. Les systèmes de dispositions qui composent l’habitus sont des « structures structurées » devenues « structures structurantes ». Ces structures structurantes sont des schèmes de perception, d’action et d’évaluation qui orientent la vision du monde et les conduites des individus conformément à leur groupe d’appartenance [Bourdieu 1980a : 88-89]. Ainsi, les conduites des individus d’un groupe sont réglées, orchestrées, sans nécessairement suivre une règle ou être concertées.
Les conditions d’acquisition de ces dispositions par l’éducation expliquent l’ajustement entre les structures incorporées (dispositions, habitus) et les structures objectives (choses, institutions). Suivant Durkheim, Bourdieu conçoit les faits sociaux comme des manières de faire, de penser et d’agir plus ou moins instituées, comme dans le droit, et plus ou moins solidifiées dans les choses. Il n’y a donc pas de différence d’essence entre les structures incorporées et les structures objectives, qui ne sont que deux formes d’existence du social [Bourdieu 1980b : 7]. Qui plus est, les formes les plus ritualisées ou objectivées de la vie sociale ne sont autres que des pratiques codifiées, qui se sont institutionnalisées.
L’illusion de la compréhension immédiate comme évidente, comme allant de soi (taken for granted), qui caractérise l’expérience pratique du monde, est le fruit de cet ajustement entre structures objectives (choses, institutions) et structures incorporées (dispositions, habitus). Elle fonde aussi le sens pratique, à savoir la capacité à adopter des conduites objectivement adaptées aux situations sans obéir mécaniquement à une règle. Cette théorie permet ainsi d’expliquer la corrélation qu’on observe entre les probabilités objectives et les espérances subjectives, mais aussi les décalages en cas de désajustement des dispositions et des structures, en période de crise, de changement social, ou de confrontation à une autre culture : Bourdieu évoque à ce propos l’effet d’hysteresis de l’habitus, qui résiste aux changements, ce qui entraîne souvent des sanctions comme l’illustre la figure emblématique de Don Quichotte. La capacité de s’ajuster à de nouvelles structures diffère selon les groupes sociaux et les dispositions des individus : Bourdieu [1977] compare ainsi l’attitude des sous-prolétaires algériens à celle des ouvriers : bénéficiant de la stabilité de l’emploi, les seconds sont plus à mêmes de s’adapter à la temporalité capitaliste, quand les premiers sont incapables de se projeter dans un avenir rationnel et tendent de ce fait à recourir à l’interprétation magique du monde. L’illusion de la compréhension immédiate du monde est aussi à l’origine de l’aveuglement sur son propre principe et de la résistance à l’histoire, c’est-à-dire à l’étude de sa sociogenèse, qui seule peut, pourtant, l’arracher à la naturalisation.
« Cheraïa »
Photographie prise en Algérie par Pierre Bourdieu
L’inertie du passé se fait sentir à travers les habitudes sédimentées dans le corps. Le corps socialisé « pense », c’est un corps « habitué », explique Bourdieu dans Esquisse d’une théorie de la pratique [Bourdieu 1972, rééd. 2000 : 297]. Le corps est temporellement structuré par le travail pédagogique, qui consiste à lui apprendre notamment à différer les plaisirs, à domestiquer les pulsions (transformer la faim en appétit, etc.). Cependant, le corps est aussi le lieu de la pratique, de l’invention et de l’improvisation. Cette faculté d’improvisation demeure toutefois limitée par les conditions de sa socialisation, les habitudes incorporées opposant souvent des résistances – expression de leur inertie – aux tentatives les plus conscientes de maîtrise de leur corps par les individus. Tout en prenant en compte cette faculté d’improvisation, qui n’a pas besoin d’être ressaisie par la conscience thétique pour opérer de façon efficace, le concept d’habitus trace ainsi les limites de la liberté d’action et de la maîtrise symbolique de la pratique.
Graphique « Conditions d’existence, habitus et style de vie »
extrait de Bourdieu P., 1979, La Distinction, Paris, Minuit, p. 191.
Le concept d’habitus permet de passer de la pratique aux pratiques et à leurs principes de différenciation. Dans les sociétés de classe, les groupes d’individus se différencient par leurs pratiques – habitudes alimentaires, pratiques de consommation, manières de s’habiller, pratiques culturelles, vote, etc. Ces pratiques sont fortement liées entre elles et forment des styles de vie, manifestation des habitus de classe, mais elles se différencient aussi selon la prédominance du capital économique ou du capital culturel, comme Bourdieu le montre dans La Distinction (1979). Ces écarts prennent tout leur sens dans un système d’oppositions culturelles qui fondent les principes de classement que les agents mettent en œuvre dans leurs jugements quotidiens des comportements des autres (par exemple, distingué/vulgaire, élégant/grossier, etc.). Loin d’être invariables, les pratiques qui caractérisent les groupes peuvent évoluer et s’« anoblir » lorsqu’elles sont adoptées par les classes dominantes (comme le style punk introduit dans la haute couture), ou se « banaliser » lorsqu’elles se diffusent largement (comme la pratique du tennis).
La Haute couture « punk »
Source : Collection Printemps 2011, Jean Paul Gaultier
En tant que sens du jeu, le « sens pratique » est aussi ce qui est à l’œuvre dans la rencontre entre un habitus et un champ [Bourdieu 1980a]. En effet, loin de concerner uniquement les pratiques ritualisées, la logique de la pratique prévaut aussi dans les activités intellectuelles et les activités de création. L’apprentissage pratique joue un rôle majeur dans la préparation aux métiers artistiques (art, musique, danse), parallèlement à la formation théorique qui, du reste, ne donne pas toujours les moyens de la maîtrise symbolique de la pratique. C’est pourquoi le « projet » créateur, expression extrême des théories intentionnalistes, ne suffit pas à rendre compte d’une œuvre comme le voulait Sartre. La rencontre entre l’habitus de l’auteur et l’espace des possibles que lui offre le champ est un principe explicatif beaucoup plus puissant, qui permet d’articuler analyses externe et interne des œuvres, sur la base d’une théorie de la pratique qui met l’accent sur le modus operandi plutôt que sur l’opus operatum, y compris pour un art aussi peu enseigné que la littérature [Bourdieu 1994 : 59-99]. Cette théorie de la pratique fonde ainsi une théorie générale de l’action qui va de la plus ritualisée à la plus inventive sans rupture de continuité.
Championnat du monde de tennis, Wimbledon (1924)
source : Gallica
La force de l’habitus tient au poids des premières expériences, auxquelles s’agrègent ensuite les suivantes qui sont cadrées par elles, rendant les habitudes prises et les schèmes incorporés difficiles à extirper. Si on peut définir un habitus de classe (ou de fraction de classe, selon le poids relatif entre capital culturel et capital économique), qui sous-tend les affinités électives généralement fondées sur des pratiques et un goût communs – ce qui explique les phénomènes d’homogamie voire d’endogamie dans le choix du conjoint –, l’ordre des expériences et l’histoire familiale particulière singularisent chaque trajectoire.
Bourdieu opère une distinction entre habitus primaire – les dispositions transmises dans le cadre de la socialisation familiale (héritées) – et habitus secondaire – celles qui sont acquises dans le cadre scolaire. Cette distinction permet de rendre raison de l’ajustement des « héritiers », issus des classes dominantes, à ce cadre du fait de la proximité entre leur culture et celle légitimée par l’École – d’où le concept de « capital culturel ». À l’inverse, le décalage entre l’habitus primaire des enfants des classes populaires et la culture scolaire sous-tend les différentes formes d’« inadaptation », qui peuvent conduire à la relégation (dans les filières les moins prestigieuses), voire à l’exclusion [Bourdieu 1966]. Dans son cours Sur l’État, le sociologue évoque aussi, en passant, la construction d’un habitus national, qui fait écho à l’approche d’Elias [Bourdieu 2012 : 570].
Largement discuté et approprié par nombre de chercheurs de différentes disciplines, le concept d’habitus a valu à Bourdieu l’accusation de déterminisme de la part de certains commentateurs, qui lui ont opposé l’idée d’agency, sans voir que cette capacité d’agir était au cœur même du concept d’habitus et se traduisait en stratégies. La notion d’habitus est plus précise sociologiquement que celle d’agency, car elle permet de cerner les formes (plus ou moins conscientes) de l’agency, ses variations selon les groupes et les individus, en fonction de leurs dispositions et de leurs trajectoires, ainsi que les limites auxquelles cette capacité se heurte (intérieures comme extérieures).
Dans les années 1990, Bourdieu systématise le concept d’habitus clivé en réponse à des lectures de la théorie de l’habitus qui supposent ce dernier cohérent et monolithique [Lahire 1998]. Renvoyant à ses travaux sur les travailleurs algériens [Bourdieu et al. 1963], où il montrait le décalage entre leurs dispositions et le mode de production capitaliste imposé par le colonialisme, il rappelle avoir maintes fois évoqué « l’existence d’habitus clivés, déchirés, portant sous la forme de tensions et de contradictions la trace des conditions de formation contradictoires dont ils sont le produit », tension qui peuvent être source de souffrance [Bourdieu 1997 : 79]. Observables dans des moments de changement social qui contraignent les individus à adopter de nouvelles conduites, ces déchirements peuvent aussi être le produit d’une double socialisation, ou d’une inertie (hysteresis) de l’habitus primaire par rapport à l’habitus secondaire (il donne l’exemple de l’accent corrigé ou des manières acquises), ou encore de l’appartenance à des univers différents qui exercent des « “doubles contraintes structurales” ». De fait, les « degrés d’intégration » de l’habitus correspondent à des « degrés de “cristallisation” du statut occupé » [Bourdieu 1997 : 190].
à gauche : Bourdieu P., 2013, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Raisons d’agir/Seuil
à droite : Manet É., 1879, Autoportrait à la palette (collection privée)
Le cas d’Édouard Manet auquel il consacre son cours du Collège de France de 1998 à 2000 lui offre un terrain pour mettre à l’épreuve ce concept. L’habitus clivé désigne dans ce cas le tiraillement entre des dispositions provenant d’univers différenciés, en l’occurrence les deux pôles, économique et culturel, du champ du pouvoir, dont sont issus respectivement le père et la mère du peintre [Bourdieu 2013 : 454-463]. Bourdieu revient sur ce concept dans l’exercice d’auto-analyse auquel il s’est livré l’année suivante, lors de son dernier cours au Collège de France, et qui a paru sous le titre Esquisse pour une autoanalyse, cette fois pour décrire le clivage entre habitus primaire et secondaire qui caractérise les transfuges de classes, dont il est lui-même un exemple paradigmatique. L’usage de ce concept pourrait être utilement étendu aux trajectoires migratoires (clivage entre deux cultures).
Notes
1
Parmi les articles traitant de ce concept, voir notamment Héran [1987], Wacquant [2004] et Sapiro [2015].
Signalons cependant une erreur dans les deux premiers articles qui imputent à tort à Veblen le concept d’habitus dans sa Théorie des loisirs, alors qu’il emploie le terme courant de habit dans la version originale en anglais. L’erreur tient à la traduction en français par Louis Evrard, qui a traduit ce terme par « habitus ». Parue en 1970 avec une préface de Raymond Aron, cette traduction suit de près la première théorisation de cette notion par Pierre Bourdieu [1967] dans la postface à la traduction d’Architecture gothique et pensée scolastique de Panofsky en 1967 (voir infra).
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L’avant-propos de l’ouvrage n’a pas été inclus dans la traduction française.
Bibliographie
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